John Singer Sargent, ou les tribulations d’un américain en france

Ils et elles sont tous là

Si la sortie au cinéma du 3ème et dernier long métrage de la cultissime saga « Downton Abbey » vous rend mélancolique, si vous avez vu, revu 10 fois les cinq saisons de la série télé commencée en 2010, alors voici le remède à votre blues du moment : Allez voir l’exposition « John Singer Sargent éblouir Paris » au Musée d’Orsay. Ils sont tous là, les Lady Mary en somptueuses robes du soir, les violets et autres comtesses douairières, un brin pincées, les lords so british en queue de pie et les riches banquiers austères. Ils vous toisent du haut de leurs tableaux, dans un clair-obscur mystérieux et intense. John Singer Sargent est passé à la postérité, pour avoir tiré le portrait en peinture de toute la « high society » de la Belle Epoque. Il les peint avec vivacité et réalisme. Portraitiste extrêmement doué, il réussit à transcrire sur la toile le trait de caractère, la spécificité physique, bref le petit quelque chose, qui rend chacun de ses modèles uniques et singuliers. Rien de convenu chez lui, il ose des atmosphères : à titre d’exemple, l’ambiance dantesque et troublante qui se dégage du portrait des deux enfants de la famille Pailleron, peint en 1880. Assis devant un fond rougeoyant, ils sont comme en sursis, aux portes de l’enfer. Ce tableau, d’une étonnante modernité, pourrait très bien aujourd’hui, servir d’affiche à un film d’épouvante comme « the children » ou « Le village des damnés » .

Portrait de M. Edouard Pailleron et de Mlle Marie-Louise Pailleron – Huile sur toile de John Singer Sargent 1880-1881- Des Moines Art Center Permanent Collections (Iowa)

Sargent, un globe trotter passionné

Né à Florence en 1856, de parents américains, le petit garçon prend goût aux voyages, accompagnant sa famille dans leurs périples nomades. Devenu un jeune homme polyglotte, musicien et lettré, constamment en quête de nouvelles inspirations, le jeune Sargent parcourt l’Europe pour finalement s’ancrer en 1874 dans la ville lumière. Il y restera jusqu’en 1884. Il effectue sa formation dans l’atelier du célèbre portraitiste Carolus-Duran et devient en quelques années un jeune peintre prometteur. C’est l’ascension météorique du jeune artiste dans la capitale française que raconte avec force détails et tableaux jamais exposés en France, cette belle exposition. Il a 18 ans et le Paris de l’époque bouillonne de nouveaux talents, c’est littéralement « the place to be ». Plusieurs tendances artistiques nouvelles et fondamentales surgissent plus ou moins simultanément, l’impressionnisme, le symbolisme, l’expressionnisme ou encore le réalisme, sans détrôner pour autant un académisme classique ambiant. L’ancienne aristocratie côtoie les jeunes fortunes du nouveaux monde. Sargent fréquente aussi bien les cercles aristocratiques que les artistes ou les mécènes. Il peint tout ce joli monde sans distinction, brossant ainsi, sans le vouloir sans doute, le portrait d’une société en pleine mutation.

Double portrait des artistes François Flameng et Paul Helleu – Huile sur toile de John Singer Sargent vers 1880 – Waterville, Colby College Museum of Art – Collection Lunder

John Singer Sargent photographe pictural de ses contemporains

Peintre vedette du moment, jeune artiste qui monte, il ne se laisse pourtant pas aveugler par sa rapide ascension. Il cherche, travaille, expérimente d’autres techniques. Sous l’influence d’Édouard Manet, mais surtout celle de Claude Monet de 16 ans son aîné, il s’essaie à l’impressionnisme. Il peint le grand maître au travail, en plein air et gardera la toile toute sa vie en souvenir de leur amitié.

Insérer le tableau « Claude Monet peignant à la lisière d’un bois » vers 1885 – Huile sur toile – Londres Tate – Offert par Mlle Emily Sargent et Mme Ormond via le Art Fund, 1925

Sargent héritier de Vélasquez

Trop respectueux des grands classiques pour s’en éloigner définitivement, cet admirateur de Velázquez revient à ce qu’il aime profondément, l’art du portrait. Et c’est étrangement l’un d’eux, celui d’une femme fatale, l’américaine Virginie Gautreau qui lui sera, si l’on peut dire fatal. Exposé au salon de 1884, il provoque un scandale, actant pour le peintre la fin de sa période française. Une incroyable histoire, qui peut sembler aujourd’hui un peu ridicule, mais autres époques, autres mœurs. Sargent peint Virginie de face, très pâle, fardée à l’extrême, son visage de profil, nous regarde hautainement. La fine bretelle de sa petite robe noire a lascivement glissé de son épaule vers le haut de son bras, trop équivoque, voire indécent, pour la société pudibonde de la fin du XIXème siècle. Une dame de la haute, ne peut s’exhiber ainsi en public. Le peintre et son modèle sont portés au pilori, accusé au mieux de vulgarité, au pire d’obscénité. La mère de Virginie viendra même supplier l’artiste de retirer son tableau du salon. En accord avec son modèle, il ne cédera pas, en tout cas pas sur le moment. Les deux jeunes gens ont respectivement 28 et 25 ans et comme le suggère Paul Perrin, l’un des commissaires de l’exposition avec Caroline Corbeau-Parsons, Sargent vient de rencontrer en Virginie Gautreau, son idéal féminin. Étrangement par la suite, il concèdera à la bienséance, renommera le tableau « Madame X » et repeindra la bretelle bien à sa place sur l’épaule.

« Madame X » Huile sur toile de John Singer Sargent 1883-1884, New-York, The Metropolitan Museum of Art, fonds Arthur Hoppock Hearn 1916

Jusqu’à la fin de sa vie, l’œuvre trônera dans son atelier, comme la meilleure chose qu’il ait jamais faite. En tout cas, fini la vie parisienne et ses enjeux mondains et hypocrites, Sargent blessé, part vivre à Londres où il fera une brillante carrière. Il y mourra en 1925.

« John Singer Sargent dans son atelier avec le portrait de Madame X (détail) vers 1884 », Adolphe Giraudon, tirage argentique à l’albuminé, New-York, The Metropolitan Museum of Art

Une exposition d’anniversaire

100 ans après la mort de l’artiste, cette exposition/hommage est une rencontre indispensable, passionnante, avec ce peintre, injustement oublié par la France et pourtant célébré en Angleterre et aux Etats Unis, comme l’un des plus grands artistes de la fin du XIXème siècle. Sargent est un photographe de la peinture, il a su porter jusqu’à nous, dans sa modernité, la psychologie et les émotions des hommes et des femmes de son temps.