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Joan Woodbury, une héritière de Nikolais s’est éteinte à Salt Lake City

par Marc Lawton
07.12.2023

 

Danseuse, chorégraphe, pédagogue et ancienne codirectrice de la Ririe-Woodbury Dance Company basée aux Etats-Unis, Joan Woodbury est décédée le 1ᵉʳ novembre dernier à Salt Lake City. 

 

Peu connue du public français, elle était venue enseigner en France à plusieurs reprises, notamment au centre national de danse contemporaine d’Angers (CNDC) en 1979 et 1980, invitée par Alwin Nikolais (1910-1993). Sa dernière venue remonte à 2011 au centre national de la danse (CND) à Pantin, à l’occasion du centenaire de la naissance de Nikolais dont elle avait été très proche, dès 1948.

 Originaire de Cedar City (Utah), née en 1927 et très tôt élevée dans la musique avec ses trois frères et sœurs, Joan s’était découvert un goût pour le mouvement. Elle avait étudié la danse à Madison (Wisconsin) auprès de Margaret H’Doubler (1889-1952), une pionnière de la danse influencée par le philosophe John Dewey (1859-1952), et de Louis Kloepper (1910-1996), ancienne danseuse de Mary Wigman (1886-1973) et de Hanya Holm (1893-1992), deux représentantes de l’Ausdrückstanz (danse d’expression) allemande. Diplômée en 1951, elle fut embauchée à l’université d’Utah où elle enseigna la danse pendant 47 ans. Grâce à une bourse Fullbright, elle avait été passer un an à Berlin en 1955 auprès de Wigman pour en recevoir directement l’enseignement.

Lumineuse, passionnée, enthousiaste, sachant encourager tous types d’élèves et notamment les enfants et les enseignants, elle avait réussi à mettre sur pied et développer un département de danse moderne au sein de cette université, aidée par sa collègue et amie Shirley Ririe. Joan Woodbury suivait les stages d’été de Holm à Colorado Springs et c’est là qu’elle avait rencontré Nikolais. Ayant fondé avec leurs étudiants la compagnie Choreodancers, Woodbury  et Ririe l’invitèrent dans les années 1960 plusieurs étés de suite pour des stages (avec notamment dès 1964 une reconstruction de Totem, créé à New York sur sa compagnie quatre ans auparavant), ce qui l’aida à préciser sa philosophie de la danse et les outils de son enseignement. C’est cette même année 1964 que fut fondée la Ririe Woodbury Dance Company, professionnelle. 

Carolyn Carlson, venue à Salt Lake City cette année-là pour poursuivre ses études commencées à San Francisco, travailla avec Joan Woodbury qui lui fit rencontrer Anna Sokolov et surtout Alwin Nikolais qui y séjournait depuis quelques années chaque été pour enseigner et poursuivre ses recherches sur le mouvement. Ce dernier lui fit une profonde impression, l’enthousiasma par son enseignement très structuré et la poussa à le rejoindre à New York où il l’embaucha immédiatement dans sa compagnie. Carolyn et Joan restèrent proches toutes leurs vies. Carlson retourna à Salt Lake City dans les années 1980 pour y danser son solo Blue Lady et en 2004, répondant à une commande, créa pour la Ririe-Woodbury Dance Company une pièce de groupe : Down by the River.

Dans les années 1980, tandis que leur compagnie tournait dans tout le pays et à l’international, Woodbury et Ririe mirent en place de grands stages d’été qui perdurent encore aujourd’hui. Joan enseigna dans le monde entier et reçut de nombreux titres et décorations. Sa production chorégraphique (une centaine de pièces) est hélas inconnue en France.

Dix ans après la mort de Nikolais, renonçant à diriger seul la compagnie, Murray Louis (1926-2016), compagnon de Nikolais et chorégraphe réputé, proposa à la compagnie de Salt Lake City de danser divers programmes entièrement dédiés à son ami chorégraphe. Ceux-ci furent créés et présentés dans tout le pays et à New York, ainsi qu’à l’étranger, rencontrant un vif succès. On a pu ainsi voir revivre en France de grandes pièces comme Imago, Tower, Tent, Mechanical Organ et Tensile Involvement au Théâtre de la Ville et à l’Opéra à Paris, mais  aussi dans d’autres villes, touchant un nouveau public comme à Angers en 2008 et 2009 pour les 30 ans du CNDC. Ces reconstructions furent d’abord mises au point par Murray Louis, puis par le danseur, pédagogue et actuel directeur de la Nikolais-Louis Foundation for dance à New York, Alberto Del Saz. 

En 2004, pendant les représentations, grâce à Anne-Marie Reynaud (1945-2009) et le centre national de la danse à Pantin, un événement eut lieu à deux reprises en matinée au Théâtre de la Ville à Paris avec l’appui de son directeur Gérard Violette (1936-2014) : le Prisme Nikolais. Ce fut un hommage à la pédagogie du maître qui a marqué tant d’artistes. Murray Louis, Susan Buirge et Carolyn Carlson avaient participé, ainsi qu’une quarantaine de danseurs, la « famille » française de Nikolais. Joan était présente.

La Ririe-Woodbury Dance Company va fêter ses 60 ans d’existence en 2024 et danse un répertoire divers de chorégraphes contemporains. Une œuvre de Nikolais de 1983, Liturgies, va y être rajoutée. La fille de Joan, Jena Woodbury, a été directrice administrative de la compagnie pendant dix ans et veille à l’héritage de sa mère et de Shirley Ririe ainsi qu’à l’excellence de cette troupe trop peu vue en France.

Un souvenir personnel : Joan Woodbury à Angers en 1980, nous accompagnant aux percussions comme Nikolais et tous les professeurs américains qui enseignèrent là, nous faisait travailler la simple présence du danseur et sa projection dans l’espace. Nous demandant de nous tenir debout face à elle, elle faisait nous frotter notre sternum avec la main et nous encourageait dans notre futur métier : ‘Montrez-moi comme votre poitrine brille comme un phare à présent ! ».

Joan Woodbury avait fait sien l’enseignement de Nikolais qui fournissait aux danseurs des outils précieux : les quatre grands principes d’espace, de forme, de temps et de motion, le décentrement, les notions de convergence, de projection du mouvement et le travail sur l’illusion. Le tout s’appuyait sur un apprentissage qui passait par le travail technique, l’improvisation et la composition chorégraphique, pratiqués au quotidien. En 1989 et 1993, elle avait fait éditer avec Shirley Ririe une série de six cassettes vidéo didactiques intitulée Teaching Dance Improvisation.

Mais, celle qui en parle le mieux est sans doute Carolyn Carlson. Elle nous a confié  quelques mots : 

« Quelle grande dame de la danse vient de nous quitter ! Joan Woodbury, avec son legs au service de la danse, est une femme qui modela les vies de ceux et celles qui la connurent. Elle fit cela non seulement de par sa présence charismatique mais aussi avec sa lumière resplendissante et sa générosité, faite toute d’amour et de dévotion.

 

Je me souviens d’elle avec tendresse à l’époque où j’étais une jeune danseuse de 21 ans à l’université d’Utah. Joan Woodbury était un magnifique professeur.

Chaque cours était une révélation qui m’ouvrait les yeux sur la danse moderne des années 1960.

Venant de la danse classique, je pus élargir les limites de ce que la danse pouvait apporter à un cadre poétique, non seulement avec des pas, mais grâce à une compréhension profonde de ce que la danse peut dire par des gestes uniques. Joan travaillait avec chaque danseur et danseuse, avec ses capacités propres, de manière à en faire un.e futur.e artiste.

 

J’ai un souvenir qui me tient à cœur : Anna Sokolov, célèbre chorégraphe, tenait une audition et je ne fus pas retenue. Joan me dit : « Mets-toi derrière et apprends la chorégraphie ». A la fin, on me prit pour la pièce et je devins soliste, entourée de cinq hommes ! Voilà un exemple de l’instinct de Joan.

 

Pendant l’année 1964, je me souviens de Joan me disant : « Tu dois rester cet été et suivre l’enseignement d’Alwin Nikolais ». C’est ce que je fis. Cela changea ma vie.

Joan sut intuitivement que moi, jeune artiste en développement, en serait transformée. Voilà. Jusqu’à aujourd’hui, les thèmes de Nik m’imprègnent, avec en parallèle ce que Joan m’avait transmis au début.

 

Les années passant, j’ai partagé avec elle cet amour de notre maître Nikolais en partageant mon travail au moyen de vidéos que je lui envoyais régulièrement. 

Elle me fit l’honneur de me commander une pièce pour sa compagnie : ce fut Down by the river et je pris comme assistante Simona Bucci, une ancienne danseuse de Nikolais. Cette pièce figure aujourd’hui dans mon répertoire. Auparavant, Joan avait fait le voyage à Venise pour venir voir mes créations. Une femme faite de curiosité et de dévotion.

 

Plus tard, avec sa compagnie, Joan apporta en France les œuvres de Nik, soutenu dans cette mission par Murray Louis. Ce fut une pionnière dans la transmission de l’héritage d’Alwin Nikolais.

 

A la fin de sa longue vie, nous partagions sa dévotion à la danse sur plus de trente années.

Joan fut une amie de cœur et une âme sœur. Nos lettres et courriels n’ont jamais cessé.

 

Je rédige aujourd’hui ce message à destination du vaste monde pour affirmer ma gratitude et mon amour nés de la rencontre avec cette femme. Elle fut grâce, amour et dévotion. »

 

Visuels ©Ririe-Woodbury

– JW en 1950 (à droite, en plein saut) quand elle était étudiante à l’université de Wisconsin

– JW dans son solo Figure of the moon (1956)

– JW (à droite, en équilibre) en 1963 avec Alwin Nikolais et deux danseurs

– JW dansant, portrait en pied, sans date (probablement années 1970-80)

– JW portrait, sans date (probablement années 2000)

 

La lettre de Carolyn Carlson a été traduite par l’auteur.