Jean-Christophe Maillot : « Le jour où on ne s’amuse plus, on s’arrête. Mais on s’amuse toujours »

Sergei Diaghilev, qui fut votre prédécesseur à Monte-Carlo, était extrêmement superstitieux et ne célébrait jamais les anniversaires. Ce n’est pas votre cas ?

Je ne suis pas superstitieux et je ne vois pas cela comme un anniversaire : c’est 40 fois une saison tout simplement… Pour célébrer, j’ai voulu continuer notre travail habituel – mêler créations et reprises, inviter des chorégraphes extérieurs, et proposer des pièces de maîtres qui nourrissent les danseurs. Cela coïncide aussi avec ma première nouvelle création depuis plusieurs années.

Vous avez commencé la saison avec William Forsythe et Paul Lightfoot. Pourquoi eux ?

Depuis mon arrivée, j’ai monté plus de huit ballets de Forsythe, et c’était un chorégraphe que je voulais retrouver. Pour l’accompagner, j’ai pensé à Paul Lightfoot, que je connais depuis longtemps et dont le travail en duo avec Sol Léon m’a toujours fasciné. Je lui ai proposé de créer seul, sans sa partenaire, pour se confronter à des créations individuelles. Paul est très lié à Forsythe, car il fait partie de NDT des années 80–90 que j’ai connues avec eux, Jiri Kylian et Ohad Naharin… toute cette famille, vraiment l’avant-garde contemporaine de l’époque. Je suis heureux de les réunir dans ce programme. Je préfère proposer deux ballets plutôt que trois, surtout aujourd’hui, où les formats courts fonctionnent mieux face aux réseaux sociaux.

Comment l’idée de Ma Bayadère est-elle née ?

À 65 ans, je ne vais pas créer 20 ballets de plus. Je me suis dit : pourquoi ne pas faire une création en laissant de côté toutes les contraintes habituelles – ce que diront les critiques, ce que pensera le monde de la danse, ce que ressentira le public – et juste faire ce que j’ai vraiment envie de faire, ce que je n’ose parfois même pas dire. Qu’est-ce que je risque, au fond ? Ma carrière est plutôt derrière moi, il ne me reste rien à prouver, si ce n’est à moi-même.

De quelles contraintes parlez-vous ?

Je n’aimais pas la musique de Ludwig Minkus, je la trouvais peu intéressante, et pourtant je l’adore depuis que je danse, ça me donne des frissons. Donc je me suis dit : ok, commence déjà par ça, fais quelque chose que tu t’es toujours interdit. Ensuite – le sujet même de Bayadère est tellement délicat en ce moment, avec toute notre période inclusive : les esclaves, les hommes blancs qui regardent les filles danser, qui sont là, devant le Rajah, etc. Et je me suis dit aussi : écoute, tu es un homme blanc, tu as 65 ans, tu es catholique, hétérosexuel. Tu ne vas pas oublier ta vie, tu ne vas pas changer, tu ne vas pas prétendre – comme beaucoup le font aujourd’hui – que tu t’intéresses fondamentalement à l’évolution. Bien sûr, je m’intéresse à l’évolution de la société mais ce n’est pas moi qui vais la changer. Moi, je suis comme je suis.

Et quelle histoire voulez-vous raconter ?

Ma Bayadère, ma danseuse sacrée… Comment je l’ai vécue, et vis encore, ma relation à la danse en tant que mâle blanc hétéro depuis cinquante ans ? Je suis devenu une minorité et je l’assume. Je n’ai plus rien à prouver : si certains doutent de mon ouverture d’esprit, c’est leur problème. Puis l’analogie entre l’histoire et une compagnie de danse m’est apparue. Je me suis dit : non, je ne vais pas faire La Bayadère… mais si on racontait l’histoire d’une compagnie qui répète La Bayadère, celle d’Alexeï Ratmansky, qu’on ne verra jamais, mais qui est là tout le temps, par petites bribes, dans les cordes et les costumes. J’ai son autorisation pour la « voler ». Et là, tout est devenu clair. Ces danseuses sacrées autour du feu… Le feu, pour elles, c’est la barre, notre feu sacré où tout commence. Et soudain, je me suis dit : alors, le Rajah, c’est sûrement le chorégraphe.

Donc, c’est vous ?

С’est possible. Enfin… oui, c’est moi, probablement. C’est le maître de ballet, en somme, celui qui est au service des autres. Et Nikiya, c’est Bernice ? Sûrement. Ce n’est pas avoué, mais c’est bien elle (Bernice Coppieters, étoile des Ballets de Monte-Carlo pendant trente ans, complice de Jean-Christophe Maillot sur scène et dans la vie – M.S). Nikiya, c’est cette petite danseuse magnifique que j’ai découverte à mon arrivée, alors que tout le monde la regardait un peu de travers. Je l’ai mise dans Les Sylphides, et on me disait : « Mais qu’est-ce qu’elle va y faire ? Elle n’est pas faite pour ça ! » Je me suis dit : « Il y a peut-être quelque chose d’intéressant, justement. » Et puis il y avait Gamzatti, grande danseuse ici. Je me suis dit que leur histoire existait déjà, avant même que l’on crée le ballet. Alors, pourquoi ne pas raconter cela, tout simplement ? Parler de la vie d’un danseur, de la jalousie, de ces rapports.

Comment elle mourra ?

Elle ne va quand même pas mourir à cause d’un serpent. Bien sûr que non. Et là, je me suis souvenu de ce moment terrifiant que j’ai vécu en 1983, à Bourg, lors de la générale de Roméo et Juliette. Mon genou a lâché en plein milieu de la représentation. Je me suis retrouvé seul, le genou disloqué, au centre de la scène, face à une salle comble, avec ce sentiment que le théâtre était immense… et la conviction immédiate que ma carrière s’arrêtait là. C’était d’une violence inouïe. Et je me suis dit : « C’est ça, la mort d’un danseur. » À partir de là, tout s’est enchaîné, avec une certaine logique.

Allez-vous rétablir le quatrième acte ?

Je voulais absolument conserver le quatrième acte, et je le garde. Mais, pour moi, ce quatrième acte, c’est ce terrible Brahmane, ce terrible Rajah, ils veulent absolument faire leur Bayadère, celle de Ratmansky. Vous le verrez à la fin, c’est qu’il y aura quelque chose qui fera comprendre que, pour moi, il n’est plus possible de faire La Bayadère traditionnelle.

Pourquoi ? Le ballet traditionnel touche à sa fin ?

Libre à chacun de le voir comme il veut. C’est un manifeste qui explique pourquoi, depuis 30 ans, quand je remonte de grands ballets académiques, je crée les miens. Je le fais pour une raison : j’ai des danseurs qui viennent, j’ai 20 nationalités. Je pense que, quand on fait Le Lac des cygnes, quand on fait La Belle au bois dormant, il faut avoir des danseurs formés de la même manière et issus de la même culture. C’est le cas à l’Opéra, c’est le cas au Bolchoï… Moi, j’adore le Lac original, mais je ne peux pas le danser ici. Même pour La Bayadère, je ne ferai pas descendre mes 28 filles, sachant qu’aucune n’a le même physique, la même attitude… Ça n’a pas de sens. C’est magnifique quand c’est fait dans un endroit où les danseurs sont formés de la même façon : ils ont les mêmes bras, les mêmes réactions, les mêmes corps. Là, ça devient magique.

Retournons 40 ans en arrière. Quel premier souvenir gardez-vous des Ballets de Monte-Carlo ?

Le tout premier, c’est l’invitation de Pierre Lacotte. La compagnie avait commencé en décembre 1985, et je suis venu en février 1986 pour remonter le ballet La Symphonie des adieux, présenté lors d’une soirée où Uwe Scholz montrait Jeune homme avec les costumes de Karl Lagerfeld. Je me souviens aussi que, lorsque Pierre Lacotte est parti en 1989 et que Jean-Yves Esquerre a été nommé, j’étais encore à Tours et je me disais : « C’est vraiment une compagnie où j’aimerais aller ». Je sentais que cet endroit était celui qu’il me fallait, en accord avec la vision que j’avais d’une compagnie et de la danse telle que je l’imaginais.

Et comment l’aviez-vous imaginée ?

C’était une compagnie liée à un chorégraphe, mais pas un chorégraphe, avec l’ambition de nourrir tout seul 50 danseurs toute l’année. Ce n’était pas un ego trip, mais un outil. Je n’ai jamais pu chorégraphier sans avoir de compagnie. Je me suis toujours dit : si je chorégraphie, il faut d’abord que j’aie une compagnie, qu’il faut d’abord que j’engage des danseurs que j’apprécie, avec qui je ressens une vraie relation.

Il y a toujours eu cette notion de tribu, de groupe, de famille artistique. Balanchine disait : avant une compagnie, il faut une école. Moi, je disais : avant de chorégraphier, il faut une compagnie. Et je savais qu’à Monaco, c’était un endroit où j’allais être libre, où j’aurais les moyens d’attirer des chorégraphes et des danseurs intéressants, et où, dès le début, j’ai eu cette relation privilégiée avec la princesse. C’est vraiment une histoire de copains, et c’est pour ça que Caroline et moi nous disons toujours : le jour où on ne s’amuse plus, on s’arrêtera. Mais on s’amuse toujours. Oui, c’est son enfant, elle l’a créé, mais je considère que c’est un peu le mien aussi, car j’y suis depuis très longtemps.

Qu’est-ce qui vous motive à continuer ?

Je ne sais pas, faire autre chose et je crois que j’aime profondément ce lien humain avec les gens.

Combien ça peut encore durer ?

J’ai déjà fait trois calendriers de dix ans, et à la fin de chacun, il y avait toujours marqué « retraite ». Aujourd’hui, je me demande ce que ça ferait de ne pas continuer. La seule chose qui pourrait vraiment m’épuiser, c’est la créativité : mon cerveau pourrait se fatiguer là-dessus. Mais c’est aussi un plaisir : inviter des gens, composer des programmes… Je me rends compte que je pourrais continuer encore longtemps. Bien sûr, un jour, j’en aurai peut-être assez, mais pas des danseurs : j’aime toujours les voir, ils restent jeunes, avec cette énergie qui me fait vivre.

Toute l’équipe autour de moi, ce sont des gens que j’ai choisis : les techniciens, la communication, l’administration, la cantine… c’est notre vie. Je ne me suis jamais retrouvé dans une situation qui m’ait remis en cause. Le bien-être des gens avec qui je travaille m’importe beaucoup. Il faut être de bonne humeur, savoir sourire et se marrer. Je n’ai même pas peur de faire le clown. C’est plus simple ainsi : rire est souvent plus compliqué que pleurer.