« Il suffit d’écouter les femmes » : raconter pour dépasser le tabou des avortements clandestins

Stigmate persistant

Il suffit d’écouter les femmes s’ouvre sur le discours de Simone Veil, alors Ministre de la Santé, le 26 novembre 1974, « devant une Assemblée nationale presque uniquement composée d’hommes ». Un choix qui pose d’emblée l’objectif du documentaire : montrer que la liberté de recourir à un avortement n’est pas acquis, même après sa dépénalisation. Le film est de fait le fruit d’un appel à témoins lancé par l’INA en mars 2022, qui a permis de recueillir une centaines de témoignages de femmes ayant subi un avortement clandestins, de leurs petites-filles, de médecins, de maris, ... Une quinzaine de témoignages sont retranscrits dans le documentaire. Des « hors la loi » qui parlent souvent pour la première fois, qui ont toute leur vie portées seules le secret de leur avortement. C’est le cas de la grand-mère de l’actrice Anna Girardot, qui prête sa voix pour compter le récit de cette clandestinité, révélant, dans l’intime de son histoire personnelle, un tabou persistant, une réalité cachée alors même que 800 000 femmes subissaient des avortements clandestins chaque année.

Une nouvelle histoire de l’avortement

Dans l’histoire personnelle racontée par chacune de ces femmes, issues de différents milieux sociaux, se dessine une réalité collective. Dans chaque récit se cache la même peur, la même honte, la même détermination. Mais aussi les mêmes procédés : des femmes en détresse sur lesquelles on pratique l’avortement sans rien expliquer ;  les hémorragies ; la souffrance du curetage et le mépris du personnel médical ; le soulagement, enfin. C’est une nouvelle histoire de l’avortement qui se dessine dans la parole de chaque témoin, au-delà du récit du combat législatif et militant. L’histoire des protagonistes du quotidien, qui nous parlent face caméra.

Notons par ailleurs que le documentaire enrichit ces témoignages d’images d’archives, qui replacent les avortements clandestins dans un contexte social particulièrement opprimant pour les femmes. Ce que cette pratique incarne de rejets, de honte, mais aussi de détermination et de courage, rappelle en effet la situation précaire des femmes dans l’après-guerre, destinées à être mère, et persuadées de ne pouvoir avoir aucun plaisir. C’est notre histoire à toutes qui se dessine dès lors dans les mots portées par chacune de ces femmes.

Faire récit, faire mémoire

En laissant le temps à chaque victime de raconter son histoire, en laissant pleine place à leurs émotions, c’est une véritable oeuvre de mémoire qui se construit devant nos yeux. La parole de ces femmes constitue en effet les derniers témoignages possibles de l’avortement clandestin, de cette histoire oubliée qui dure pourtant depuis des siècles. Recueillir leur histoire est un nouveau combat, visant à la fois à combler le vide de notre histoire collective, mais aussi à l’incarner : « témoigner pour que [nos] petites filles ne subissent jamais ça » (Catherine). Bref, raconter pour rendre l’histoire palpable, pour montrer aux générations futures ce qu’est la vie d’une femme dans une société où l’avortement est interdit, et pour rappeler que la pénalisation se heurtera toujours à la détermination des femmes.