Voici pile soixante ans qu’Ariane Mnouchkine fait communauté en son lieu, le Théâtre du Soleil, situé au cœur de la Cartoucherie de Vincennes. En cette fin d’année, elle nous invite, dans une création collective du Théâtre du Soleil, en harmonie avec Hélène Cixous, à nous glisser sous les faux-semblants de la Révolution de 1917. Ici sont les dragons est un spectacle en plusieurs époques. La première, 1917 : La victoire était entre nos mains, chante les lendemains malheureux de la démocratie et tente de comprendre, comment on a pu en arriver là.
Venir au Théâtre du Soleil est toujours un acte : le lieu fait partie de l’histoire qui sera racontée sur scène. Il prend le nom du spectacle qui sera à l’affiche pendant plusieurs mois. Devant sont posées des roulottes et des guérites, et la façade est ourlée de lumières. À l’intérieur, il y a d’abord des tables à perte de vue et une belle et bonne odeur de cuisine qui résonne avec le thème de la pièce. En 1917, à l’Est et dans les assiettes, se croisent des Pierogi et des gâteaux au fromage. Comme depuis le premier jour, la troupe fait tout : les interprètes sont autant comédien·ne·s qu’ouvreur·euse·s ou technicien·ne·s. Celles et ceux qui seront les premier·ère·s à se lancer sur le grand plateau sont visibles dans les coulisses, juste abritées par des rideaux ponctués de petites ouvertures. La magie est là, déjà, avant que le premier mot – en l’occurrence, ce sera un cri – ne soit prononcé. Montrer le théâtre en train de se faire, ne rien cacher, tout dire, et surtout faire du collectif un mode de vie autant que de création : voilà ce qui résume bien l’identité de ce monstre vivant qui a dédié toute son existence aux textes et aux façons de les dire.
Une armée de comédien·ne·s vont donc se succéder sur scène : on en compte 30, mais cela ne dit rien de celles et ceux que vous ne voyez pas. Pour la première fois de sa carrière, Ariane, comme Lorraine de Sagazan, utilise la pantomime. Cela signifie que toutes et tous sont masqué·e·s et que leurs voix ne leur appartiennent pas. Toute la troupe est doublée : le corps joue ce qu’il entend, mais la bouche contrainte ne peut pas réellement bouger. Cela crée une bizarrerie immédiate, et il faut un petit temps pour comprendre ce geste. Toutes et tous sont des « marionnettes ». Là où elle va plus loin, c’est que dans ce premier épisode, tout ce qui est dit est vrai. Tout ? Non, il reste un peu de fiction. Tout comme dans Les Naufragés du Fol Espoir en 2010, elle utilise un double qui lui ressemble beaucoup comme fil conducteur.
Pour Les Naufragés, l’histoire débutait de nos jours, dans un vieux grenier où une doctorante cherchait des films pédagogiques datant du premier quart du XXᵉ siècle. Ici, on retrouve Hélène Cinque, qui est la metteuse en scène plongée dans sa bibliothèque. Elle est le fil d’Ariane, celle qui, seule, a le droit de parler dans sa voix et de jouer avec son visage. C’est elle qui orchestre les choix de cette année très chargée : 1917. Elle nous fait avancer entre la France, l’Allemagne, les fronts de la Première Guerre et la Russie tout entière, de la fin 1916 au 5 janvier 1918, au palais d’Hiver à Pétrograd, le jour où Lénine prend la décision de dissoudre l’Assemblée.
Le spectacle avance quasiment jour après jour et pointe la violence inouïe de la période, notamment son antisémitisme vorace. On y dit les pogroms et les récits annonciateurs du nazisme. La mise en scène tourbillonne : elle fait flotter la peur de l’instabilité liée à la soif de pouvoir, autant que l’immense rideau de soie qui clôt l’espace et qui est le support à des décors projetés, de villes ou de peintures. Du côté des vivant·e·s aux allures de pantins, le réel est super augmenté par les artifices, dans un procédé de littéralité excessive.
À montrer et à faire entendre l’exacte vérité des faits dans des costumes visant à rendre reconnaissables les protagonistes, Mnouchkine déborde l’histoire. Elle en fait un conte, un récit fondateur à transmettre avec l’apparence d’un spectacle de guignols pour les enfants. Même les trois Babayagas ne chantent pas dans leurs propres voix, mais elles passent tout de même au-dessus des personnages que sont devenus Trotsky, Lénine et Staline : trio fantasque alliant folie meurtrière pour le premier, folie tout court pour le second, et soif de vengeance pour le troisième. Mnouchkine taille dans le vif et en fait des automates.
Ce qui rend cette histoire excessivement dense, audible, c’est la magie du théâtre de Mnouchkine. Nicolas II arrive à cheval, majestueux, avant de devenir pathétique. La neige tombe régulièrement du tamis relié à une corde qu’un·e acteur·rice tire ; le train qui ramène Lénine au centre du jeu prend des allures de jouet ou de grande locomotive. Les décors se montent et se démontent en un glissement sur des planches à roulettes. Un tissu blanc tacheté recouvre le sol, et nous sommes au cœur de l’hiver.
La musique (piano, percussions, basse, clarinette et saxophone) se joue en direct et accompagne le reste. Le travail de reconstitution historique est dément : il faut comprendre que le matériau se compose de voix d’archives, de textes, d’articles, et de romans. Il a fallu recomposer une histoire à partir de tout cela. Mnouchkine a souvent dit : « Je suis au présent et seul le présent m’importe », et elle le montre en utilisant la vidéo de façon très contemporaine, en préface et en épilogue. Pendant deux heures trente, vous voyagerez dans les rues et les tranchées, dans les palais et les gares de 1917. Vous assisterez à une épopée étrange, car vraie, mais où les sons et les images se décalent pour vous dire de ne pas croire à des idées simples, et au fur et à mesure, les mots de 1917 deviennent ceux de 2024, et les racines de la guerre en Ukraine se tiennent là sur le parquet du Théâtre du Soleil.
Ici sont les dragons, Cartoucherie – Théâtre du Soleil, du 27 novembre 2024 au 31 janvier 2025
Visuel : © Lucie Cocito