Avez-vous déjà entendu des œuvres de Clémence de Grandval, Rita Strohl ou Cécile Cheminade ? Jusqu’au 9 juillet, sur plusieurs sites de l’Oise, le Festival Un temps pour elles met en lumière les femmes compositrices. La violoncelliste et directrice du Festival Héloïse Luzzati nous parle de grandes artistes retrouvées et enfin écoutées.
Le festival s’articule cette année autour de la thématique du prestigieux Prix de Rome, prix de composition qui s’est ouvert aux femmes au début du 20e siècle. Il crée également des passerelles avec d’autres disciplines, avec parmi les invitées l’illustratrice Diglee et Annie Duperey dans un spectacle sur Colette.
Plusieurs prix importants ont marqué l’histoire de la musique classique en France. Le Prix Chartier a été créé en 1859 pour récompenser les meilleures pièces de musique de chambre et était décerné par l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut de France. Il a été décerné notamment à César Franck, Gabriel Fauré, Benjamin Godard… mais aussi à trois compositrices : Louise Farrenc, Clémence de Grandval (dont nous jouerons d’ailleurs plusieurs pièces lors du week-end de clôture du Festival) et Henriette Renié. Le Prix Rossini, fondé en 1878 grâce à un legs du compositeur, visait à récompenser l’excellence dans le domaine de la musique vocale et a récompensé entre autres les compositrices Clémence de Grandval (encore elle !) et Marie-Véra Maixandeau. Mais le Prix de Rome est le plus célèbre et le plus prestigieux : créé en 1803 pour la musique, il offre chaque année à un jeune compositeur un séjour à la Villa Médicis, durant lequel il pourra s’adonner à la composition – c’est aussi une marque de prestige qui garantit au lauréat des opportunités professionnelles à son retour en France. C’est un prix centré sur la musique vocale, car l’art lyrique occupe alors une place très importante en France ; le dernier tour exige donc la composition d’une cantate. Le Prix de Rome existait dans plusieurs disciplines, dont la peinture ou encore la sculpture. Il ne s’est ouvert aux femmes qu’au début du XXe siècle, entre autres grâce au militantisme de la sculptrice Hélène Bertaux. La première candidate à se présenter au Prix de Rome de musique est Juliette Toutain, mais elle ne participe finalement pas, car les conditions ne sont pas réunies pour que la mise en loge (épreuve de composition qui implique de séjourner dans un lieu de villégiature fermé avec les autres candidats) respecte les bonnes manières que l’époque impose aux femmes (par exemple, avoir avec soi un chaperon). D’ailleurs, l’affaire fait scandale à l’époque, on retrouve beaucoup d’articles de journaux qui détaillent l’histoire de Juliette Toutain ! En 1904, la première compositrice à être récompensée est Hélène Fleury, qui obtient un deuxième second prix. Elle avait déjà participé en 1903, mais échoué. A l’époque, elle déclarait qu’elle n’avait aucun espoir de réussir, mais trouvait « brave et amusant » de concourir à un prix jusque-là réservé aux hommes et elle ajoutait que « d’autres viendront, qui récolteront ce que j’aurai semé… ». La première femme à recevoir le Grand Prix, récompense suprême, est Lili Boulanger en 1913. Gabriel Fauré dira que sa cantate était « incomparablement supérieure à celles des messieurs. » Le Prix de Rome a été aboli en 1968, mais son équivalent aujourd’hui serait le séjour à la Villa Médicis que l’État Français offre toujours à de jeunes artistes sélectionnés sur dossier, désormais français ou étrangers. Les compositrices lauréates du Prix de Rome sont un fil rouge de l’édition 2023 du Festival : nous avons programmé entre autres la Fantaisie pour alto d’Hélène Fleury et des mélodies de Lili Boulanger à l’Abbaye de Royaumont les 17 et 18 juin, une grande œuvre d’Adrienne Clostre, Garbo la solitaire, au Théâtre de Taverny le 22 juin, et nous jouerons par exemple des œuvres de Marguerite Canal et Jeanne Leleu, deux autres lauréates, lors de notre week-end de clôture au Domaine de Villarceaux.
Quant à la recherche de parité entre compositeurs et compositrices, je trouve que ce n’est pas vraiment la question à se poser. Je préfère me poser la question de la curiosité : comment aller vers du répertoire que l’on ne connaît pas, comment prendre le risque de programmer des œuvres moins connues, comment attirer le public vers ce nouveau répertoire… et comment créerait-on une situation plus paritaire entre femmes et hommes compositeur·es ?
Il est difficile de compter précisément le nombre de compositrices qui ont été mises en lumière par le Festival. En 2023, le Festival en présente plus d’une cinquantaine et c’est à peu près la même chose chaque année. Mais certains noms reviennent plus que d’autres, car il existe des compositrices particulièrement prolifiques dont les œuvres sont toutes passionnantes ! Outre le Festival, nous produisons également un Calendrier de l’Avent digital, disponible sur YouTube et sur les réseaux sociaux, qui présente chaque année, du 1er au 25 décembre, une nouvelle œuvre de compositrice chaque jour. En trois ans, ce Calendrier nous a permis de mettre en avant 75 compositrices, et nous comptons bien continuer ! Tout cela ne constitue qu’une infime part du répertoire disponible : au fil de nos recherches, nous estimons avoir croisé les noms et les œuvres de plus de 2000 compositrices… En termes d’inédits, la moitié environ des œuvres présentées lors du Calendrier de l’Avent sont inédites à l’enregistrement. Cette année, ces œuvres représentent également environ 1/3 de la programmation du Festival : c’est par exemple le cas de la plupart des mélodies que vous pourrez entendre lors du week-end de clôture ou encore du Quatuor à cordes de Rita Strohl qui a été joué à l’Église de Luzarches le 1er juillet. Nous allons d’ailleurs enregistrer la musique de chambre de Rita Strohl prochainement, dans le cadre d’une grande monographie consacrée à cette compositrice, qui comprendra aussi sa musique vocale et sa musique pour orchestre.
Clémence de Grandval est une immense compositrice du XIXe siècle, qui mérite une véritable redécouverte ! Elle a étudié le piano auprès de Chopin, la composition auprès de Saint-Saëns – qui est resté un ami très proche tout au long de sa vie. Elle a énormément composé, pour toutes les formations : de très nombreuses mélodies, de la musique de chambre, des opéras qui ont été de véritables succès et plusieurs pièces de musique sacrée qui ont été jouées partout à Paris. Elle était reconnue par les professionnels de son temps, comme le montrent les prix qu’elle a obtenus (prix Chartier et prix Rossini). Saint-Saëns disait d’elle que si elle avait eu un nom d’homme, sa musique aurait été sur tous les pupitres… Malheureusement, elle a souffert toute sa vie du sexisme et de son statut de vicomtesse qui faisait qu’elle était d’office regardée comme une dilettante. Nous aurions adoré donner la version pour orchestre de son Stabat Mater, mais elle semble malheureusement perdue… Nous avons donc dû nous contenter de la version pour piano et orgue ! Écouter cette grande œuvre le 18 juin à l’Abbaye de Royaumont a été une expérience bouleversante : cette musique n’a jamais été enregistrée et le public l’entendait donc pour la première fois. Nous continuerons à lui rendre hommage en donnant plusieurs de ses mélodies lors du week-end de clôture.
Le Festival cherche à promouvoir la création artistique féminine sous toutes ses formes, et même si nous nous concentrons sur la musique classique car c’est mon champ d’expertise, il est important pour nous de créer des passerelles avec d’autres disciplines. Le concert dessiné Je serai le feu du 11 juin à l’Abbaye de Maubuisson était un moment merveilleux puisqu’il liait poétesses, compositrices et les portraits d’une dessinatrice d’aujourd’hui, Diglee. C’est le genre de programmes que j’adore, mais qui exige énormément de recherches : trouver des œuvres de compositrices écrites sur les textes de poétesses représente un temps de travail colossal ! C’est l’un des intérêts de ce type de programme : il me donne une contrainte pour programmer et me force à aller chercher au-delà de ce que je connais déjà… Nous avons également croisé musique et littérature lors de notre week-end au Château de La Roche-Guyon : le 24 juin, Anny Duperey a lu les textes de Colette en les mettant en miroir avec des œuvres de ses contemporaines, Mel Bonis, Lili Boulanger ou Cécile Chaminade ; et le 25 juin, Adèle Charvet et Florian Caroubi interprétaient des mélodies qui avaient pour point commun d’être composées sur des textes de Verlaine – dont certaines par des inconnues comme Madeleine Lemariey ou Madeleine Dubois, dont nous ne savons rien. Dans ce type de programme, le croisement avec d’autres disciplines artistiques sert aussi à donner un contexte aux œuvres musicales interprétées. Enfin, nous avons donné le 22 juin au Théâtre de Taverny un spectacle immersif extraordinaire, Garbo la solitaire, qui mariait à la musique d’Adrienne Clostre une création vidéo magnifique et onirique autour de la vie de Greta Garbo. Ces spectacles enrichissent nos horizons, mais nous permettent aussi de présenter des œuvres qui seraient moins accessibles pour le public sans ces croisements : la musique d’Adrienne Clostre est très moderne, mais avec les dessins animés de Manon Rudant, les nombreux enfants qui étaient dans la salle l’ont adorée !
Le Festival est notre laboratoire artistique. Il nous permet de faire découvrir – et de découvrir nous-mêmes ! – des œuvres rares, voire totalement inconnues. Je construis la programmation en échangeant avec les artistes : parfois, je pars d’une pièce qu’ont travaillée les artistes pour chercher des correspondances avec d’autres œuvres qu’ils n’ont jamais entendues. Par exemple, pour le concert d’ouverture du 10 juin, je savais que Pierre et Théo Fouchenneret venaient d’enregistrer les Trois romances de Clara Schumann. J’ai donc imaginé un programme avec une multitude de compositrices qui avaient rencontré Clara Schumann : Amanda Maier, Ethel Smyth, Luise Adolpha Le Beau… dont certaines œuvres étaient inédites. Les artistes peuvent ensuite se saisir de ces œuvres et les rejouer dans d’autres circonstances : Renaud Capuçon a par exemple joué plusieurs fois la Sonate de Marguerite Canal depuis qu’il l’a interprétée au Festival l’an dernier. En ce sens, le Festival est un élément essentiel de nos actions ! Il nous permet aussi de concevoir des programmes que nous aimerions ensuite parvenir à diffuser dans d’autres salles : j’espère par exemple que nous arriverons à redonner Je serai le feu ou Garbo la solitaire.
©Capucine de Choqueuse