Rencontre avec Guillaume Vincent et Florence Janas à l’occasion de leur spectacle Paradoxe, à voir au Théâtre de Gennevilliers du 15 au 26 janvier. Dans cette pièce, le duo partage ses expériences du deuil, notamment celui de la figure maternelle, en mêlant réalité et fiction.
Guillaume : Je pense qu’il n’y a pas eu l’idée de flouter quoi que ce soit. C’est parti de moi, j’avais envie de m’amuser à documenter une année, celle de mon retour à Uzès. Quand j’ai commencé à parler du projet à Florence, sa mère venait de faire un AVC, et tout d’un coup elle s’est mise à raconter des histoires sur ce que cela impliquait, parfois drôles, parfois tristes. On a commencé à tisser un peu ce spectacle en tissant à la fois nos identités et nos histoires, dans un jeu un peu labyrinthique. Mais pour moi ce n’est pas primordial que les gens sachent ce qui est vrai ou faux. C’est un spectacle qui parle de notre lien à tous les deux et du lien qu’on tisse avec nos mères, dans une sorte de canevas moins linéaire et balisé que d’habitude.
Florence : Oui, c’est ça. En fait il y a une matière très mouvante, qui n’a pas cessé d’évoluer parce qu’elle se nourrit des histoires qu’on se raconte l’un et l’autre. Et en même temps, le théâtre a cette vertu de pouvoir créer des portes dérobées et qui transforment la matière qui est plutôt une matière documentaire, réelle, avec aussi des strates plus fictionnelles qui permettent à cette matière d’évoluer et de nous mener un peu en bateau, on se raccroche un petit peu à nos souvenirs, à notre réalité, et en même temps on chavire et on est vraiment sur des fantasmes, des vraies fictions, des morceaux qui sont complètement inventés de toute part. On est vraiment dans cet entre-deux.
Guillaume : C’est la première fois que je travaillais sur un spectacle dont je n’avais aucune idée de l’espace. Souvent, très en amont du projet, j’imagine un espace et je choisis un scénographe qui pourra correspondre à mes attentes, mes envies. Là sur cette création je n’avais aucune idée d’espace, je savais qu’il fallait qu’il y ait un geste scénographique fort. Mais qui ne soit pas dans mon langage courant, parce que c’est un spectacle où je me déplace, dans tous les sens du terme. Daniel Jeanneteau est venu assister à une maquette que nous avions faite il y a un an, au Théâtre national de Bretagne. Sans qu’on se soit concertés avant, il nous a immédiatement parlé de l’espace, l’idée d’un gros plan où l’on serait à la fois disséqués, comme des rats de laboratoire ou des papillons, mais aussi placés dans quelque chose d’un peu plus grand que nous, qui convoque le cinéma. Quand il a évoqué cela, je me suis dit, allons-y, travaillons ensemble. On a discuté des circulations parce que je trouvais important qu’on puisse circuler, justement, qu’il puisse y avoir de l’air, et il a imaginé cet espace. J’étais content qu’il n’ait pas justement mon vocabulaire habituel de rideaux pour cette scénographie.
Florence : Oui, tout l’enjeu a été aussi de faire vivre cette boîte complètement immaculée, blanche, vide, petite, donc c’est quand même assez contraignant et en même temps ça nous cadre énormément et permet aussi ce gros plan. Au début, c’était assez hostile, il fallait trouver ce qui allait rendre l’espace vivant, car il est assez abstrait. Et puis, on l’a peuplé par nos présences au plateau. Comme on travaille beaucoup sur la métamorphose, on est vraiment sur des variations de personnages, cette boîte nous a permis de raconter ses histoires un peu comme des BD. On passe d’un univers à l’autre grâce aussi à la lumière, qui crée des grandes variations dans un espace un peu fantastique.
Guillaume : Il n’y a pas vraiment eu de préméditation. On n’a pas voulu « alléger » ou rendre plus joyeux ou plus glauque. La mise en scène et le texte se sont organisés de manière un peu instinctive, et entre guillemets naturelle. Sans qu’on ait eu une intention trop forte de vouloir faire telle ou telle chose.
Guillaume : Ce spectacle, on a pu le faire que parce qu’on était amis dans la vie, c’est à-dire que c’est un spectacle qui relève à la fois de notre lien professionnel et de notre lien intime. Il a été trouvé à la fois quand on se voyait dans la vraie vie entre guillemets et quand on se voyait aussi au plateau et que Florence me racontait des histoires, donc c’est un spectacle qui navigue beaucoup entre la sphère intime et la sphère privée, comme nous, on est amis d’abord, et notre amitié s’est construite aussi parce qu’on travaillait ensemble donc c’est assez inextricable. Et je pense que c’est justement un spectacle qui est sur le lien, c’est-à-dire le lien de nous avec la génération qui est au-dessus de nous avec nos mères par exemple, mais le lien aussi entre nous, et j’espère aussi le lien entre les spectateurs. Je pense que le lien c’est le fil conducteur de ce spectacle.
Florence : Oui, ça m’amusait aussi de dire que c’était un peu notre enfant imaginaire, une sorte de procréation. Je pense que ça se ressent dans le spectacle. Pour moi il y a une forme d’accomplissement aussi c’est-à-dire que je ressens aussi cet univers qu’on a en commun. J’ai souvent travaillé dans les spectacles de Guillaume comme interprète, mais ici quelque chose de plus fusionnel apparaît, et c’est en même temps très naturel.
Guillaume : J’ai toujours du mal à penser que la scène doit faire telle ou telle chose. Je n’aime pas tellement les injonctions. Le spectacle, on le fait à deux mais on invite toujours une troisième personne, qui est le public. C’est lui qui façonne aussi le spectacle, en le rendant soit plus sombre, plus drôle, plus lumineux. Je n’aime pas l’idée de faire un spectacle pour que le public pense ceci ou cela. J’ai l’impression que le geste est plus poétique que didactique.
Florence : Mais après c’est vrai que notre enjeu c’était vraiment de réussir à tendre cette main vers le public c’est-à-dire que dans cette boîte, si on avait été, je sais pas un peu prisonnier ou si on avait comme ça cette impression de ressasser quelque chose, ça aurait été terrible, hors même si les gens n’ont pas perdu leur mère. J’ai appris récemment que la maladie de ma mère, l’aphasie, qui crée cette espèce de disparition progressive s’appelle le deuil blanc. En fait même si les gens ne sont pas concernés au premier chef par la disparition de leur mère, il y a quand même l’intuition de la perte qui est très forte, et on se rend compte que ce qui est très beau c’est que ça circule entre nous et les gens. Cette passerelle existe grâce à l’écoute qui est très précieuse et qui fonctionne. Les gens sont très à l’écoute de ces récits et en même temps il y a une identification qui se fait et qui n’est pas un effort.
Guillaume : C’est comme la question précédente, j’ai du mal à penser que le public doit ressentir quelque chose en particulier. Les gens prennent le spectacle à leur endroit, selon leur âge, leur expérience personnelle. Je pense que cela résonne parfois de manière assez mélancolique, ou de manière drôle. Le spectacle a beaucoup de facettes, comme une boule à facettes. Donc j’ai l’impression que chacun fait son propre spectacle selon ce qui l’a ému ou ce qui l’a fait rire etc. Le désir de faire ce spectacle ne partait pas d’une volonté d’imposer un ressenti.
Florence : Mais quand on écoute les retours, il y a effectivement une espèce de variété d’impressions et d’émotions. Ce qui est vraiment pour nous satisfaisant, c’est la cohabitation entre la mélancolie, le temps qui passe, nos parents qui s’effacent et nous qui prenons comme ça une espèce de place d’adulte, ou en tout cas on devient un petit peu les parents de nos parents par rapport au récit et en même temps, à l’intérieur de cela, beaucoup de vie. Il y a vraiment des histoires drôles.
Paradoxe au T2G Théâtre de Gennevilliers du 15 au 26 janvier 2026
Visuel : © Gwendal Le Flem