Gianni Forte : « Mon désir est que les Teatri di Bari deviennent un phare »

Après quatre années comme co-directeur artistique de la Biennale Teatro di Venezia, votre nomination à la direction artistique Inter/Nationale des Teatri di Bari vous a-t-elle surpris ?

La surprise est un mot que j’accueille avec gratitude. Elle est cet éclair lumineux de l’imprévu dans mon destin d’homme comme d’artiste. Être nommé à Bari m’est apparu comme une sirène ancienne chantant à l’oreille de mon imagination. Je n’avais pas prévu cette nomination, et pourtant, je la portais déjà en moi, quelque part dans ma poitrine, comme un doux pressentiment.

C’est un retour aux sources, dans ma terre natale, les Pouilles, dont les pierres blanches conservent en mémoire l’écho de mes premiers pas, là où tout a commencé pour moi comme performeur dans des galeries d’art et des théâtres d’avant-garde, au début de ma carrière. Mettre les voiles vers une terre familière mais toujours à parcourir, c’est un périple qui mêle racines profondes et horizons imaginaires, mémoire et possibilités. Les Teatri de Bari et le Président de la région, Michele Emiliano, m’ont affectueusement invité à revenir à mes origines, à suivre le chemin à l’envers, en gardant « la mer toujours à ma gauche ». Sans hésiter, j’ai suivi cette route, celle de ceux qui savent que le retour n’est pas une fin, mais un recommencement. Et c’est précisément ce que je fais aujourd’hui : je rentre chez moi, l’Adriatique comme compagnon de route, vaste et bleu comme une promesse d’avenir.

Je co-dirigerai les Teatri di Bari avec Teresa Ludovico, une artiste complice en sensibilité : dans ce geste partagé réside la promesse d’une dramaturgie à deux voix, d’un dialogue fécond entre pulsions créatives et mémoire du territoire. Un défi enthousiasmant, l’opportunité de tracer des trajectoires inhabituelles, tout en préservant le précieux héritage de ce qui a été, laisser place à l’inattendu, en ouvrant de fertiles chemins de croissance. Mon désir est que les Teatri di Bari deviennent un phare, un lieu, une « maison » où le théâtre soit le miroir de notre époque. Un laboratoire vibrant, où artistes italiens et étrangers puissent se mélanger, se contaminer, oser des formes inédites et faire naître des merveilles. Un théâtre inclusif, porteur de problématiques contemporaines, donnant voix à la multiplicité des identités, aux différences. Un théâtre qui ne se contente pas d’être « regardé », mais trouve son rythme en impliquant directement le public comme partie prenante d’un parcours participatif, à travers des projets site-specific, hors des cadres conventionnels, enracinés dans les rues, les quartiers, les communautés : un théâtre qui devient corps vivant de la cité.

Votre texte le plus récent, ÉCLATS DE MÉMOIRE DÉSORDONNÉE À L’ENCRE POLYCHROME, mis en scène par Fausto Cabra, est actuellement joué au splendide Théâtre Franco Parenti de Milan. Quelle a été votre impression du passage du texte à la scène ?

SCHEGGE DI MEMORIA A INCHIOSTRO POLICROMO s’inspire très librement de la vie de Billy Milligan, jeune américain atteint d’un Trouble Dissociatif de l’Identité, dont l’histoire défraya la chronique en son temps. Voir ainsi mes mots s’incarner progressivement sur le plateau a été comme assister à une naissance mystérieuse, où je pouvais reconnaître les traits de l’enfant, mais sans pouvoir déceler avec certitude ce qu’il deviendrait. Du chaos maîtrisé du texte, il s’agissait de bien saisir la forme imaginative, visionnaire, presque alchimique, d’écouter les silences entre les mots, d’en saisir la « texture » poétique, les fragments d’ombre glissés entre les éclats polychromes des émotions, cette constellation de souvenirs et d’identités entre passé et présent, la multiplicité des perspectives, des styles, des langages expressifs, un chaos organisé par la lumière, le souffle, l’absence qui, comme un fleuve souterrain remonte à la surface.

Pour moi, la mémoire désorganisée de l’âme humaine – cette maison de la connaissance aux mille portes et escaliers, où il est difficile de s’orienter, où la provenance de la lumière n’est jamais certaine, comme dans une gravure de Piranèse – se mue en chorégraphie sensible, partition vocale, rituel de réminiscences. 

L’encre de mon écriture s’est évaporée pour se faire chair, corps vivant, grâce à la mise en scène de Fausto et aux interprètes Raffaele Esposito, Anna Gualdo, Elena Gigliotti. Et, last but not least, un sincère remerciement au Teatro Franco Parenti et à Andrée Ruth Shammah, qui a soutenu mon texte et a pris la décision de le produire.

Vous avez traduit en italien LA MORT DIFFICILE de René Crevel pour les éditions Ventanas. Qui était Crevel pour vous ?

Crevel est comme un frère de l’abîme, un funambule existentiel dont la corde traverse l’amour, la mort et l’invisible. Sa langue est un cri qui se fait velours. Le traduire n’a en rien été un exercice stylistique, mais un acte de douce possession, de fusion mentale. Je l’ai lu comme on boit un poison lent, et je l’ai transcrit avec la fièvre du partage. Crevel est une boussole folle pour quiconque écrit avec ses nerfs et rêve avec ses blessures à vif. Il m’a appris que parfois, l’excès est la seule chose juste, que le désespoir peut être une forme d’élégance.

En le traduisant, j’ai aussi mis à jour une part de moi-même. Le travail le plus important de la traduction a été celui-ci : respecter le mystère, résister à la tentation d’expliquer ou de simplifier. Affronter ce roman surréaliste est un geste d’amour, de résistance poétique. Offrir une nouvelle vie à cette œuvre, la ramener à la lumière, c’était comme allumer une flamme précieuse dans une pièce restée trop longtemps dans la pénombre : un (r)éveil, un appel à regarder le passé avec un œil neuf pour en pénétrer l’éternelle modernité. La publication de cette nouvelle traduction n’est pas seulement une opération éditoriale, mais un acte culturel de haute importance. Dans un paysage trop souvent dominé par des logiques commerciales et la quête d’un consensus facile, le retour d’un auteur comme Crevel nous pousse à redécouvrir la complexité, la beauté et la puissance de la Littérature.

Votre nomination au prestigieux conseil d’administration du GIFT Festival de Tbilissi, en Géorgie, vous oblige-t-elle à élargir vos horizons ?

Plutôt qu’une obligation, c’est une soif ancienne qui trouve ici une nouvelle source. Le GIFT Festival, grâce à la direction artistique de l’audacieuse et grande metteuse en scène / comédienne Keti Dolidze, avec l’inestimable collaboration de Sophie Tordladze, est un carrefour brûlant où langues, gestes et visions du monde se croisent, se confrontent, s’enlacent. Tbilissi, par sa géographie et son histoire, est une métaphore parfaite de cette tension féconde entre Orient et Occident, entre tradition et rupture. Participer à cette influence artistique, c’est étendre mes racines vers d’autres univers. Mes horizons ne s’élargissent pas seulement : ils se transforment, migrent, deviennent plus poreux, plus vibrants. Et dans cette ouverture, je me découvre multiple.

Après les banlieues et villes minières du nord de la France, où il a commencé, puis dans le presbytère de la Médina dans la ville de Tunis et à l’Institut Italien de Culture, quelle est la prochaine étape du projet PORTRAITS EN PAYSAGE ?

PORTRAITS EN PAYSAGE, est une collaboration avec la compagnie bretonne À Corps Rompus – avec laquelle je partage la ferveur de la rencontre et la soif de faire entendre la voix des habitants des territoires que nous traversons, et qui ont parfois dû traverser des frontières pour construire de nouvelles racines, de nouvelles appartenances –, c’est une installation audiovisuelle née du désir de tisser des cultures, des histoires et des parcours sensibles de vie. Une nouvelle étape vient d’être inaugurée le 3 avril dernier à l’Institut Italien de Culture d’Athènes et y restera jusqu’à fin mai 2025, offrant à ces témoignages une « Maison » où être écoutés et partagés. Les visiteurs sont ici conviés à un voyage entre l’Italie et la Grèce, à travers des identités qui se croisent, des souvenirs qui se frôlent, des voix qui se fondent et s’harmonisent pour faire germer un récit universel, intemporel, capable de dépasser les obstacles et les distances.  

Les femmes et les hommes ayant participé au projet m’ont confié des fragments inestimables de leur mémoire vive. Chaque portrait, chaque parole, chaque regard ne raconte pas seulement une individualité, mais témoigne aussi du lien profond qui unit Italiens et Grecs, deux peuples liés par des siècles de rencontres, de migrations, de rêves, d’espoirs et de nostalgies. PORTRAITS EN PAYSAGE est bien plus qu’une simple exposition : c’est un dialogue entre passé et présent, entre paysages extérieurs et géographies intérieures, entre ceux qui se souviennent et ceux qui écoutent, invitant le spectateur à se reconnaître dans les visages et les voix présentés via ces récits intimes, à suivre l’écho de son propre voyage et à prendre part à cette précieuse mosaïque d’existences.

Enfin, en tant qu’auteur dramatique, pouvez-vous nous raconter votre prochaine écriture pour la scène ?

TU SERAS CELLE QUI FAIT CESSER LA PLUIE est une réécriture contemporaine du mythe d’Antigone, transposé dans le contexte actuel de Téhéran. Dans cette pièce, je veux explorer la résistance féminine à l’oppression politique et sociale, en m’inspirant de la « passion » d’Antigone, mais en la plaçant dans une réalité où chaque geste de désobéissance prend un poids particulier. C’est un texte qui parle de choix, de sacrifice, du pouvoir de dire NON quand tout pousse au silence, et de défense de la liberté de sa propre identité, même si elle diffère de celle qu’on voudrait nous assigner dès la naissance.