Gianni Forte est un comédien, auteur et metteur en scène italien. Il est aussi, avec Stefano Ricci, directeur de la Biennale Teatro di Venezia. A la tête de l’une des institutions les plus prestigieuses d’Europe, il répond aujourd’hui aux questions de Cult pour notre dossier Cultures Européennes, et insiste sur les menaces auxquelles elle est aujourd’hui confrontée.
Pour moi, l’Europe, ce n’est pas simplement un continent, un espace physique, une symphonie géographique, c’est un carrefour de traditions millénaires et d’innovations des plus audacieuses, une mosaïque d’histoires entrelacées, de coopération politique, de dynamisme religieux et culturel. C’est avant tout un projet en constante métamorphose, un laboratoire, un work in progress qui se doit de chercher à harmoniser le poids d’un passé d’une riche complexité avec l’enthousiasme d’un avenir à construire, la nécessité d’une unité vitale pour sa survie avec la célébration de la diversité et de la pluralité, tout en promouvant sous l’égide d’une paix durable, stabilité, qualité de vie et prospérité économique. Dans cette vaste fresque, la culture apparaît comme une force majeure, dotée d’une puissance en mesure de repousser les frontières, de nouer des liens féconds entre les peuples, en favorisant l’échange et la compréhension mutuelle. C’est à travers la visibilité, l’accessibilité et la fréquentation des arts que nous nous aventurons dans des mondes inconnus, que nous remettons en question les préconceptions trop bien ancrées et que nous construisons des ponts entre des communautés apparemment éloignées. Je suis convaincu que la culture, sous toutes ses formes, est le moyen privilégié pour réaliser cette vision, incarnant l’esprit d’ouverture, de dialogue, de coopération, de coexistence harmonieuse et de solidarité qui sont au cœur de l’identité européenne.
La synergie entre collègues transnationaux est pour moi essentielle et représente une source inépuisable d’enrichissement, car elle offre un élargissement des horizons créatifs, en insufflant une nouvelle vitalité à nos parcours personnels comme professionnels. Cet échange d’expériences et de visions enrichit non seulement ma propre croissance, mais contribue à constituer une proposition culturelle plus dense et plus variée pour la Biennale Teatro elle-même, lui permettant d’explorer et de partager de nouveaux langages et formes d’expression. L’une de mes missions les plus chères – en tant qu’artiste et codirecteur de la Biennale Teatro – est précisément celle d’entretenir un dialogue constant et profond avec les réalités artistiques internationales contemporaines. Collaborer avec des festivals, des théâtres, des artistes et des compagnies de différentes nations, c’est comme entrelacer des fils de mille nuances pour créer une étoffe artistique unique et précieuse. Cette rencontre de ressources, de talents et d’idées donne non seulement lieu à des productions communes qui brillent par une variété de styles et de perspectives innovantes, mais favorise également un échange interculturel fructueux. Dans un contexte de plus en plus mondialisé, je pense qu’il est essentiel de cultiver un réseau de collaborations européennes : travailler ensemble sur des projets mutuels fera croître non seulement notre parcours artistique et humain, mais créera également un environnement de soutien et de stimulation réciproques.
Je crains que le climat politique à haut risque que nous traversons sur tout le continent (mais, plus largement, dans le monde entier) n’ait des effets dévastateurs sur la gestion, le développement et la pérennité des activités artistiques. Bien que la Biennale Teatro di Venezia, avec la tradition d’excellence et la constante recherche d’innovation qui font sa signature, représente l’une des institutions les plus prestigieuses au monde, elle n’est pour autant pas à l’abri de vents politiques contraires qui menacent de modifier son cours. L’ombre d’éventuelles réductions du financement des programmes culturels plane comme un sombre nuage qui pourrait obscurcir le ciel brillant des arts. Par ailleurs, les difficultés croissantes en matière de circulation et d’accueil des artistes étrangers risque aussi d’étouffer notre aura internationale, réduisant les opportunités de collaborations et la capacité à explorer de nouveaux territoires artistiques, éteignant peu à peu la flamme de l’inspiration qui naît et se nourrit du partage et de la connaissance de l’autre. De plus, la perception internationale d’une Italie dépréciée et divisée, la font apparaître, en tant que partenaire culturel, comme moins inclusive et moins ouverte, alors qu’il y demeure des structures et des acteurs, points de référence essentiels, œuvrant encore à la célébration des différences, promouvant un art qui unit et transcende les frontières.
La culture n’est pas seulement le reflet d’une société, elle est aussi un moteur prodigieux de changement et d’émancipation, capable de façonner l’avenir. La culture joue un rôle fondamental dans le renforcement de l’unité européenne, la promotion du dialogue entre les peuples et les cultures. Elle conforte l’édification d’un sentiment d’inclusivité parmi les citoyens, en soulignant les racines historiques communes, le respect et la diversité – comme un jardin fleuri où chaque plante trouve sa place et contribue à la beauté de l’ensemble –, en éduquant les citoyens aux expériences et perspectives des autres, en combattant ardemment les préjugés et les stéréotypes, en sensibilisant aux questions environnementales et sociétales.
Je pense que l’Europe pourrait faire beaucoup plus et beaucoup mieux pour soutenir et promouvoir la culture. Par le biais d’une série d’actions ciblées. Un engagement concerté du Saint Graal des institutions européennes renforcerait le secteur culturel, assurerait sa vitalité et contribuerait au bien-être social et économique des citoyens et du continent. Le soutien à la culture pourrait être élargi grâce à des programmes spécifiques : allouer des ressources structurelles (économiques et humaines) suffisantes et durables au développement des infrastructures, telles que théâtres, musées, bibliothèques / médiathèques, centres d’art, maisons de danse et autres temples du savoir et de la beauté où le passé rencontre le présent et surtout, prépare l’avenir ; faciliter la mobilité des artistes en simplifiant l’obtention de visas et de permis de travail ; intégrer l’éducation artistique et la médiation culturelle de manière plus volontaire dans les écoles, à tous les niveaux, pour sensibiliser les générations futures d’élèves mais aussi d’enseignants ; mettre en œuvre des politiques d’accessibilité de tous à la culture, quelles que soient les situations économiques, sociales ou géographiques ; soutenir des projets qui valorisent les minorités et les cultures marginalisées. Je crois fermement qu’investir dans la culture est un pari gagnant, non seulement pour la vie des citoyens européens, mais pour la construction d’une Europe plus cohésive, plus inclusive et plus prospère, une lueur d’espoir pour un monde menacé d’uniformisation.