La politique et la géopolitique semblent avoir été particulièrement présentes cet été, tant dans nos médias que dans nos festivals. Que fait le monde de la culture au milieu de ce tumulte ? Parfois radical, parfois plus ambigu, au moins, il continue à se poser des questions, encore et encore.
Du 17 au 20 juillet s’est tenu le festival des Francofolies de Spa, pendant belge du festival de musique francophone à La Rochelle. Des semaines avant le début du festival, et durant les quatre jours de concerts, des appels au boycott du chanteur Amir se sont fait largement entendre. Internautes comme artistes ont demandé sa déprogrammation du festival, et lorsque celle-ci n’a pas eu lieu, plusieurs artistes ont annulé leur venue, comme Yoa ou le collectif de DJ féministe et queer Who’s That Girl. Sur le réseau social Instagram, la chanteuse franco-suisse Yoa s’explique : « Mes convictions sociales, politiques et humanistes vont à l’encontre du fait de partager la scène avec un artiste qui ne reconnaît pas le génocide en cours en Palestine, et ayant participé à des événements organisés en soutien à l’armée israélienne. »
En effet, il est reproché à Amir, chanteur franco-israélien, de soutenir les politiques de Nétanyahou, notamment à cause de son absence de prise de position critique face aux crimes commis par le gouvernement israélien. Le collectif Liège Occupation Free, à l’initiative de l’appel au boycott, accuse l’artiste d’avoir participé à un événement dans la colonie illégale d’Hébron en août 2014, mais également d’avoir été présent lors d’une soirée de soutien aux soldats de Tsahal organisée par Yoni Chetboun, officier décoré de l’armée israélienne et membre du parti nationaliste d’extrême droite « HaBayit HaYehudi ».
Vendredi 18 juillet, Amir est bel et bien monté sur scène aux Francos de Spa où il a prononcé un discours sur l’écoute, le dialogue et la force de l’art, sans mentionner le cas spécifique du conflit israélo-palestinien. « Le dialogue, c’est nettement préférable aux interdits et au boycott, a-t-il déclaré. C’est très important d’utiliser notre place d’artiste pour être exemplaire. Car je ne connais qu’une seule réponse à la haine, c’est l’art. ».
Des polémiques avaient également surgi plus tôt dans l’été, au sujet du festival de musique électronique Sónar qui a eu lieu du 12 au 14 juin à Barcelone. Une trentaine d’artistes ont annulé leur venue en Espagne, notamment la chanteuse vénézuélienne Arca, une des têtes d’affiche du festival, le DJ français Rone, le collectif (LA) Horde, les danseureuses du ballet national de Marseille, le groupe de rock britannique Asia, la DJ Paquita Gordon ou encore le musicien américain Shaun J. Wright. En cause : les liens du festival avec le fonds d’investissement KKR, accusé notamment de promouvoir des investissements immobiliers en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. « Sónar est l’un des 80 événements détenus par Superstruct Entertainment, désormais majoritairement détenu par le géant de l’investissement privé KKR (Kohlberg Kravis Roberts), totalement complice du génocide perpétré par Israël à Gaza », écrivent une soixantaine d’artistes dans une lettre ouverte publiée sur les réseaux sociaux. Ils demandent au festival de « prendre ses distances avec les investissements complices de KKR ». Le festival a répondu aux accusations : « En octobre 2024, Providence [le principal investisseur du festival Sónar, NDLR] s’est retiré et a vendu sa participation à un consortium formé par KKR et plus de 90 investisseurs. Cela a été une opération purement financière, dans laquelle nous n’avons pas eu voix au chapitre » ; en parallèle, Sónar dit « condamner le génocide du peuple palestinien ».
Les annulations de concerts et de festivals ont également lieu pour des raisons politiques et non géopolitiques, au sein des États-Unis notamment. Depuis l’élection de Donald Trump, de nombreuxses artistes ont annulé leurs représentations prévues aux USA. Cela continue cet été, notamment avec le duo français de musique électro-pop Yelle qui a annoncé mercredi 16 juillet 2025 annuler sa tournée des 20 ans en Amérique du Nord pour des raisons politiques et financières, alors que le groupe connaît un succès très important aux États-Unis. Le duo explique : « Le climat politique actuel des États-Unis, particulièrement en ce qui concerne l’immigration et la liberté d’expression, est très inquiétant. On voyage désormais en famille avec notre jeune enfant, donc maintenant plus que jamais, nous devons nous sentir en sécurité. ». Il ajoute à cela l’ampleur du coût financier que cette tournée représentait, rendant sa réalisation d’autant plus compliquée. Le groupe devait passer par Washington DC, New York, Montréal, Chicago, San Francisco et Los Angeles.
Le Michelada Fest, festival de musique latina à Chicago, qui devait avoir lieu les 19 et 20 juillet, a été contraint d’annuler sa saison 2025 « à cause de l’incertitude autour des visas et du climat politique mouvant » aux États-Unis, précisent-ils sur leur site internet. Des artistes comme Anitta, chanteuse et compositrice brésilienne, Danny Ocean, chanteur vénézuélien, et le groupe mexicain Grupo Firme devaient être présents. Grupo Firme devait également jouer au Fest de La Onda à Napa Valley, en Californie, autre festival de musique latine aux États-Unis, mais a été contraint d’annoncer l’annulation de sa performance à cause d’un « processus administratif » complexe à l’ambassade des États-Unis au Mexique.
L’artiste latino le plus connu au monde, Bad Bunny, a lui annoncé le mois dernier un « World Tour 2026 » dans lequel il prévoit de passer en Amérique latine, en Australie, en Asie, en Europe, et à Porto Rico son île natale… mais pas sur le reste du continent américain. Officiellement, il s’est uniquement prononcé sur le fait que cela était « inutile », s’étant déjà beaucoup produit aux États-Unis ces dernières années. Pourtant, dans sa musique, et notamment dans son dernier album « Debí tirar más fotos » (« J’aurais dû prendre plus de photos ») qui est celui de sa tournée mondiale, il dénonce la politique américaine ambiguë vis-à-vis de Porto Rico, facteur possible de son contournement des États-Unis l’année prochaine.
Rappelez-vous, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, de nombreuxses artistes proches du régime de Vladimir Poutine avaient été déprogrammés des grandes salles de spectacles et de concerts occidentales. Par exemple, pour sa saison 2022-2023, la Philharmonie de Paris avait décidé de modifier sa programmation, annulant les concerts des artistes « qui auront, par le passé, eu des positions en faveur du pouvoir russe actuel sans les avoir démenties depuis » avait expliqué Olivier Mantei, le directeur général de l’établissement. Cela avait notamment mené à la déprogrammation des chefs d’orchestre Valery Gergiev et Tugan Sokhiev, et du pianiste Denis Mastuev.
Si ces décisions politiques ont pour certaines tenues jusqu’à aujourd’hui, comme pour la déprogrammation de Denis Mastuev qui n’est visible plus que dans des salles de concert russes, et à Dubaï – rappelons que Mastuev avait ouvertement soutenu l’agression de la Crimée par la Russie en 2014 et n’avait jamais démenti ses positions -, beaucoup commencent à s’estomper. Une forme d’oubli de la situation russo-ukrainienne, plus de trois ans après le début de la guerre ?
La majorité des questionnements autour de la programmation ou non d’artistes russes sont complexes. Le chef d’orchestre greco-russe Teodor Currentzis, par exemple, ne s’est jamais prononcé au sujet de la guerre en Ukraine : il revendique même un « droit au silence ». Plusieurs de ses concerts avaient été annulés en 2022 ; mais le voilà qui revient sur la scène internationale depuis 2024, en passant par la Philharmonie de Paris, l’Opéra de Paris, ou bien bientôt par le Verbier Festival en Suisse, le Grosses Festspielhaus à Salzburg, la Philharmonie de Berlin ou celle de Hambourg. La chanteuse lyrique Anna Netrebko pose elle aussi question : ayant été par le passé proche de Vladimir Poutine, elle a, au moment de l’invasion de l’Ukraine, simplement dénoncé la guerre, sans accuser la Russie ou la politique de Poutine ; pressée par tout le monde occidental, elle a finit, un mois plus tard, par annoncer sur Facebook : « Je condamne expressément la guerre contre l’Ukraine et mes pensées vont aux victimes de cette guerre et à leurs familles ». Mais pour beaucoup, cette déclaration venait trop tard, et n’était suivie d’aucune action concrète. Anna Netrebko avait été déprogrammée de nombreuses salles de concert, notamment du Metropolitain Opera de New York, mais sa mise à l’écart par de grandes institutions occidentales semble s’estomper progressivement : la voilà qui a chanté en Italie cet été et qui reviendra chanter à l’opéra de Zurich en novembre, à l’Opéra Bastille en janvier et février, ou encore à la Royal Opera House à Londres à plusieurs reprises durant l’année à venir. Elle s’était également produite au Palm Beach Opera aux États-Unis en février dernier, sa première apparition aux États-Unis depuis son éviction du Metropolitain Opera. L’Ukrainian Association of Florida et quelques autres organisations avaient protesté contre sa venue, estimant que sa condamnation du régime de Vladimir Poutine n’était pas allée assez loin, mais cela n’avait pas abouti à une déprogrammation.
Dans un style tout à fait différent, les mêmes questions se posent pour la DJ Nina Kraviz, mondialement connue pour sa musique électro. Le 17 juillet dernier, elle a participé au festival des Vieilles Charrues, un concert qui avait fait polémique auprès d’associations de soutien à l’Ukraine mais qui n’avait pour autant pas été annulé. Jean-Jacques Toux, programmateur du festival, avait expliqué : « Évidemment, on soutient cette association pro-ukrainienne parce que ce qui se passe là-bas est absolument dramatique, [mais si Nina Kraviz] n’a pas pris de position anti-Poutine, en tout cas elle a pris des positions pro-paix ». La DJ est également programmée à la Halle de la Machine à Toulouse le 4 octobre prochain dans le cadre du festival Pink Paradize ; l’association L’Ukraine Libre demande sa déprogrammation en lui reprochant sa neutralité face à la politique de Poutine. « Depuis 2022, Nina Kraviz fait l’objet d’une controverse internationale en raison de sa posture de neutralité assumée face à la guerre en Ukraine. Ukraine Libre appelle les organisateurs à renoncer à cette programmation et à reconsidérer leurs choix artistiques à la lumière de la situation actuelle en Ukraine » écrit l’association dans un communiqué adressé au festival le 1er août et demandant officiellement la déprogrammation de Nina Kraviz. Mick Athias, programmateur de Mecanik Paradize à la Halle de la Machine, interrogé par France 3, a expliqué : « Le principe de neutralité peut s’imposer aussi, c’est ce qui se fait aussi dans nos démocraties, je pense, par le vote blanc, par exemple, et il ne faut pas oublier aussi que les artistes russes ont leur famille là-bas. Le principe de neutralité est peut être dicté par la peur des représailles du régime, souligne aussi le programmateur. Et Nina Kraviz a quand même fait des déclarations certes neutres, mais en faveur de la paix, jugeant que c’était dramatique ce qui se passait entre leurs deux pays. ».
Certains artistes russes reprogrammés ont eux, en revanche, fait suffisamment polémique pour faire changer d’avis aux salles et festivals. Le chef d’orchestre Valery Gergiev par exemple, soutien du pouvoir russe qui avait simplement déclaré en 2022 « Nous ne voulons ni guerre, ni troupes de l’OTAN à nos portes », devait jouer au festival de Caserte en Italie le 27 juillet dernier. Face à une mobilisation politique – notamment une pétition qui a recueilli plus de 16 000 signatures, plusieurs prix Nobel et associations qui ont interpellé les pouvoir publics et se sont exprimés contre la venue de Gergiev sur les réseaux sociaux, et des associations ukrainiennes en Italie qui s’étaient dites prêtes à organiser des manifestations et avaient acheté des billets pour les premiers rangs de la salle afin d’exprimer publiquement leur réprobation – les organisateurs du festival ont annulé la venue du chef d’orchestre à une semaine de son concert.
Même si certain·e·s artistes restent donc loin des scènes occidentales, les attitudes aimablement ambiguës de la plupart de ces musicien·ne·s russes vis-à-vis de la politique de Vladimir Poutine leur permet de refaire surface petit à petit, au fil des années et de l’inscription du conflit dans la durée. Toutefois, la plupart de ces artistes restent moins programmés et souvent de manière moins prestigieuse qu’en temps normal. Une sorte d’équilibre peut-être, mais aussi d’amnistie tacite commune à beaucoup de grandes salles et de grands évènements artistiques occidentaux, en pleine période de frappes russes sur Kiev, Volodymyr Zelensky ayant encore annoncé vendredi 1er août un bilan de 31 morts civils dont 5 enfants dans la nuit du mercredi au jeudi 31 juillet.
Visuel : © Michel Hocks