À Honolulu le 7 décembre dernier, le public du festival Le Grand Huit a pu assister à un solo percutant intitulé « Chansons mouillées ». Une performance intense et immersive de Nina Santes.
Déjà présente assise à une table, la performeuse est en train de se maquiller, habillant son visage de blanc et de bleu. Vêtue de façon quotidienne un peu trash (chemise rose pâle, jeans déchiré), elle va nous emporter dans une conférence chantée et dansée, dans un récit joué, gesticulé, parlé, saisissant et très personnel. Sur un ton familier (« Le spectacle vivant, c’est ma vie, j’vous apprends rien… ») et souvent provocateur, elle va nous parler de sa famille, de l’Angleterre où elle vit en partie, de son « truc en cours », car « Wet songs », version longue pour cinq interprètes de son solo, est prévue pour dans un an et a été retardée pour raisons financières.
Elle lance simultanément sur la blancheur du mur du fond une projection de diapositives où sont écrites les paroles qu’elle profère : « J’ai soif, HYPER soif… Mourir de trop boire… Je me dessèche » et se met à frapper la table, recouverte de farine, rythmiquement de ses mains : « Il y a des soifs qui ne s’étanchent pas ! ». Buvant d’une gourde en verre, Nina Santes se gargarise et projette l’eau de sa bouche à la verticale au-dessus d’elle. Elle titube et chantonne : « Jamais assez… tonneau percé… de part et d’autre d’un océan de frustrations… Inconsidération, inconsolable, insatiable… ». Le playback se poursuit tandis que s’affiche « The calling part 1 » et que, les yeux fermés, elle s’empare d’un micro. La pulsation de la bande son accélère, tandis que le texte est clamé avec des explosions. La performeuse parle de transpiration, de mouille qui coule et, s’étant saisi d’une cithare et en courant en cercle, évoque l’expression en langue anglaise being at sea : « Est-ce que je suis la seule ici à me sentir being at sea ? Elle alterne français et anglais : « Oooooh, I want to be with you, baby, at sea in public ».
Buvant à nouveau, elle évoque alors la déesse Déméter et sa fille Perséphone que le dieu Hadès enleva, précisant qu’« enlever » veut dire « se faire violer ». Sur une bande-son de percussions enregistrées, le récit décousu se poursuit : « Déméter se marre… grosse marée… ça déborde… ça l’irrigue ». Torse nu, Nina Santes se pose un petit cône sur la tête, parle de « la danse qui s’emmerde », joue à l’équilibriste avec un plateau et une tasse et se met à vociférer que « C’est aujourd’hui mon anniversaire, merde ! » et distribue au public des gobelets remplis d’eau. Puis elle pose sur ses seins deux dessins de grands yeux ouverts et chante en se démenant : « Happy birthday ! What do you want for your birthday ? ». Sur une pulsation punk, elle se rhabille et danse : « We’re all water after all in the same sea ». L’artiste arpente l’espace, se tortille, joue à la diva, ondule, crie… Ramassant au sol un clairon, elle souffle dedans sans en jouer, prend des poses en souriant, joue avec les poutres du studio, passe sous la table et termine en parlant de se trouver « in the same sea, in the same storm » et « between an antifascist protest and a delicious pot-au-feu »…
Dans la feuille de salle disponible par un QR Code, on apprend que Chansons mouillées est « née d’un désir de partager la part invisible des processus créatifs, dans une forme libre et intime qui pourrait se transformer avec le temps ». On y lit aussi qu’« entre improvisation et morceaux composés, l’artiste fouille son corps, l’espace, les mémoires intimes et collectives, en quête de ce qui mouille, coule, jaillit, déborde : ce qui fuite, transpire, transgresse, dissout ». C’est bien ce à quoi on assiste et participe. Si la performance de Nina Santes évoque les pièces de cabaret débridé de Valeska Gert ou de Jule Flierl (le solo Störlaut de cette dernière fit l’objet d’une chronique dans ces colonnes début juillet dernier), on pense aussi à l’énergie musicale punk d’une Nina Hagen ou d’une Beth Ditto, ainsi qu’à diverses artistes du performance art ou art corporel des années 1970. Proche du public, radicale, mutante, transdisciplinaire, Santes propose un corps hybride qui nous captive, nous dérange et nous questionne dans son discours quasi ininterrompu. Tout à la fois « une pratique, un alter-ego, une danse qui vibre, une conversation, un feeling qui jaillit d’une brèche », elle nous met dans un état que définit le sens figuré de being at sea, à savoir nous déboussole, nous désoriente.
Immergés dans la radicalité de l’univers de cette puissante performeuse à l’énergie communicative, on sort revigorés de ce moment décapant. Ce solo doit être vu comme une étape de travail d’une pièce à venir, troisième volet d’un cycle.
Sur le site internet du CCN d’Orléans, on peut lire en effet que le cycle « Beauty Glow Tanning Studio » est fortement inspiré par les théories de la science-fiction féministe, notamment les écrits d’Ursula Le Guin et de Donna Haraway. Ce « salon de beauté » est envisagé comme un lieu-créature, dans lequel des paradoxes s’entrechoquent entre digestion de la violence et quête d’une forme de beauté radicale : « Avec « Wet Songs », dit Santes, j’aimerais tisser des récits, des chants, des danses, qui proviendraient des mondes liquides. La fiction de la pièce s’appuierait sur l’eau comme entité, comme médium, comme milieu transformatif et gestationnel. Dans nos imaginaires, nous engloutirons le « Beauty Glow Tanning Studio » au fond des eaux. Il deviendra un vestige de lui-même. Quelles figures, quels gestes, quels rituels, quelles voix surgissent des abysses ? Si l’eau parlait, que nous dirait-elle aujourd’hui ? ».
Issue d’une famille d’artistes de la marionnette et du théâtre ambulant, Nina Santes a fait ses débuts sur scène en tant que marionnettiste. Elle a collaboré depuis 2008 en tant qu’interprète avec Myriam Gourfink, Pascal Rambert et Herman Diephuis, puis est auteure de pièces chorégraphiques et musicales et a collaboré notamment avec Kaspar Toeplitz, Daniel Linehan et Célia Gondol. En 2018, elle signe « Hymen Hymne » pour cinq interprètes, pièce dans laquelle elle réinvestissait l’héritage de la sorcière, et reçoit la même année le prix SACD Nouveau talent chorégraphique. Elle crée en 2020 le trio « République Zombie ». Nina Santes a été artiste associée du CDCN Atelier de Paris de 2019 à 2021 et du CCN d’Orléans de 2021 à 2023. Depuis 2022, elle a commencé un cycle intitulé « Beauty Glow Tanning Studio ». L’épisode 1 « Peeling Back » a été créé en 2023, l’épisode 2 « Deep Deep Down Detox » a pu être apprécié sous la forme d’une installation-performance en 2022-23 et l’épisode 3 « Wet Songs » est prévu pour la saison 2025-26.
On avait pu l’apprécier à Nantes début 2019 dans « Vulnerable Park », au sein de la programmation d’Olivia Grandville au Lieu unique pendant trois mois, avec son « Dancepark ». Ce dispositif singulier de « jeu à partager » présentait divers artistes sur une structure en bois éphémère en forme de skate-park, crée par Yves Godin.
La promotion des pièces de Nina Santes se fait au sein de La Fronde, plateforme coopérative de production et de création chorégraphique qu’elle a fondé en 2011 avec Kevin Jean et codirige avec Ève Magot entre Paris et Bristol. Nina Santes s’intéresse tout particulièrement à la notion de potentialité – d’un corps, d’un individu, d’un groupe – et s’appuie sur une philosophie de l’autodidaxie. Avec la Fronde, elle a aussi été associée au Manège, scène nationale de Reims de 2021 à 2024. La Fronde est conventionnée par la DRAC Ile-de-France.
À suivre : Orphice et Eurydée d’Eli Lecuru.
(c) Nina Santes.