Il nous arrive à tous de chanter sous la douche. Mais danser avec un bidet ? C’est pourtant le choix qu’a fait Ludmila Pagliero pour ses adieux à la scène de l’Opéra Garnier. À 41 ans, la première Étoile sud-américaine de l’Opéra de Paris a tiré sa révérence dans L’Appartement de Mats Ek, une ode poétique à l’ordinaire extraordinaire, qui lui est propre.
Par Maria Sidelnikova
Pour l’anecdote : nous sommes en 2012, lors d’une dernière reprise de l’Appartement. Ludmila Pagliero se prépare à danser le pas de deux intitulé La Porte, aux côtés de Stéphane Buillon. Mais soudain, un coup de téléphone : Brigitte Lefèvre, alors directrice du Ballet, l’appelle en urgence. Direction Bastille, il faut remplacer au pied levé une danseuse blessée. Le soir même, Pagliero ne danse plus Mats Ek. Elle troque son appartement et ses chaussons usés contre un temple hindou et des pointes. La voilà, elle est Gamzatti dans la Bayadère de Noureev, et ce soir-là, elle devient la nouvelle Étoile de l’Opera de Paris.
Le chemin fut long. Depuis son Buenos Aires natal, où Ludmila Pagliero fait ses études, une escale au Chili où elle devient soliste au Ballet de Santiago, puis une médaille d’argent remportée au concours international de danse à New York, qui lui ouvre les portes de l’ABT. Contrat en poche, elle aurait pu s’y installer. Mais pourquoi ne pas tenter le concours de l’Opéra de Paris ? Ce temple de la danse classique, si fermé — on le connaît bien, de l’Argentine à la Corée.
Aujourd’hui, cela semble presque devenu une mode : tout quitter ailleurs pour tout recommencer à l’Opéra de Paris, et grimper, grimper, grimper. Mais en 2007, lorsqu’elle entre dans la compagnie, Ludmila Pagliero est la première à faire ce saut dans le vide — tourner le dos à une carrière déjà tracée pour tout recommencer à zéro.
Déterminée, elle a franchi rapidement tous les échelons, mais il lui a fallu un peu de temps pour trouver ses personnages, ses chorégraphes, son écriture, pour traduire ce courage et cette liberté intérieure en force artistique. Ludmila Pagliero a su allier avec brio, danse classique et contemporaine. Sa Kitri, une fille de feu et d’aventure, sa Sylphide romantique, tissée d’air et de silence (Pierre Lacotte n’a pas hésité à recourir aux superlatifs dans toutes les langues), ses héroïnes dites dramatiques — Tatiana Larina, Manon, Marguerite Gautier, Maria Vechera. Elle savait monter les émotions, emportant avec elle son partenaire, le corps de ballet et les spectateurs. Quant au contemporain, sa technique aiguisée s’est parfaitement accordée avec le vocabulaire précis et toujours en quette d’excellence de William Forsythe. On se souvient de sa silhouette minutieuse, finement dessinée dans Blake Works I, et on regrette Rearray, qu’elle a raté en début de cette saison en raison d’une blessure.
Mats Ek est une autre âme et un autre corps proche du sien. Tout se réunit pour Ludmila Pagliero dans l’univers du chorégraphe suédois : la précision de l’écriture, l’âpreté drôle de la vie, la complicité des relations, la force de caractère et la liberté d’esprit. Il a créé pour elle Another Place, et tout naturellement, elle tire sa révérence dans l’Appartement. La boucle est bouclée.
Chorégraphe suédois, figure majeure du théâtre chorégraphique contemporaine Mats Ek a plusieurs fois menacé de prendre sa retraite. Pourtant, pour ses 80 ans il s’est rendu à l’Opéra — sa maison parisienne — pour remonter l’Appartement avec la jeune génération. À cette occasion, même les musiciens du quatuor à cordes Fleshquartet se sont réunis à nouveau. Ces rockeurs intemporels de la musique classique sont de véritables légendes vivantes, parfaitement à leur place dans cette colocation éclectique imaginée par Mats Ek. Depuis leur dernière chambre, près de la porte, ils faisaient grincer, bourdonner, gémir leurs instruments avec panache, toujours avec cette note soigneusement dosée de mélancolie.
L’Appartement est un monde à l’envers — il ne commence pas par l’entrée, mais par la salle de bains. Quatre pièces sont séparées par quatre murs, et ces murs sont en fait un rideau de théâtre. Un bidet sur l’avant-scène de l’Opéra Garnier provoque encore, comme il y a vingt-cinq ans lors de la création, à la fois rire et indignation. Chez Mats Ek, les inversions de rôle sont aussi de mise : rien n’empêche une femme au foyer exténuée avec son aspirateur de se prendre pour une reine combattante, ni un cadre supérieur de hurler sa solitude devant la télévision. Mats Ek est un psychologue subtil et un chroniqueur de la vie quotidienne hors pair, capable de transformer la situation la plus banale en drame existentiel, empreint à la fois d’amertume et d’humour. Et pour le jouer, il ne suffit pas d’être un simple interprète, il faut être un artiste capable d’exprimer le soi intime.
Lors de la soirée d’adieux, un seul regard de Ludmila Pagliero vers son bidet suffisait pour tout comprendre, sans un mot. Son solo était une confession silencieuse, racontée par de larges gestes libres, avec cette simplicité et cette honnêteté qui n’appartiennent qu’à elle. Choisir de terminer sa carrière dans un spectacle choral, entourée de collègues et d’amis, sans chercher à attirer tous les projecteurs sur soi— c’est tout elle, Ludmila Pagliero. Un petit instant seule sur scène, les rideaux se lèvent à nouveau, et la foule artistique réapparaît pour saluer l’Étoile. Elle quitte la scène, mais son cœur, lui, restera tout près — de ces artistes, de ces jeunes, de cette maison.
Visuel : © Agathe Poupeney / OnP