Cult a rencontré Eran Riklis, réalisateur de Lire Lolita à Téhéran. Un film puissant et un travail à l’aspect humain et universel : « Mon but est d’être honnête, de raconter une histoire avec sincérité, tout en laissant les métaphores et les messages à l’interprétation du spectateur. ».
ER : J’ai lu le livre en 2009 et je l’ai vraiment aimé. À l’époque, j’avais déjà réalisé Le Citronnier et La Fiancée Syrienne. J’ai pensé que ça pourrait être mon prochain film mais j’étais déjà occupé par un autre projet, et je l’ai mis de côté. En 2016, j’ai été surpris qu’aucun film n’ait encore été réalisé. J’ai donc demandé à Azar Nafisi et si les droits étaient disponibles et si cela la dérangeait qu’un israélien raconte une histoire iranienne. Elle m’a dit qu’elle adorait l’idée. On s’est ensuite rencontrés et lui ai expliqué mon approche. Elle serait fidèle au livre, mais aussi libre, car un film et un livre sont deux choses différentes. Il faut faire des choix pour adapter une œuvre littéraire au cinéma. Je savais que j’allais rester loyal à l’histoire. Je me suis lancé dans ce projet parce que j’aimais profondément ce récit. Lorsque j’ai envoyé le scénario, il y a deux ans, elle m’a écrit une note très courte : « Merci d’avoir compris mon livre. »
Ce qui est intéressant, c’est que nous avons beaucoup échangé, mais quand je suis allé tourner le film, je l’ai simplement fait. Elle n’a rien vu jusqu’à la première mondiale à Rome, en octobre 2024. Elle est arrivée la veille pour voir le film en privé. J’étais extrêmement nerveux, car si elle ne l’aimait pas, nous étions perdus.
CZ : Elle ne voulait pas le voir avant ?
ER : Si, mais je lui ai suggéré d’attendre. Nous avons organisé une projection privée, juste pour elle et moi. J’étais assis à l’arrière de la salle, totalement angoissé. Mais à la fin de la projection, les lumières se sont rallumées, elle s’est approchée de moi, m’a embrassé et m’a dit qu’elle adorait le film.
Le lendemain, elle l’a découvert en même temps que toutes les actrices qui le voyaient pour la première fois. Depuis, elle l’a visionné plusieurs fois, et je crois qu’elle l’aime vraiment. Elle reçoit aussi des retours positifs de ses proches, ce qui me rassure. Je me sens bien, car j’ai raconté son histoire, mais c’est aussi mon film.
ER : Je pense que toute adaptation d’un livre au cinéma comporte des défis. Il n’est jamais simple de transposer des idées, surtout lorsqu’un ouvrage parle déjà de littérature. Imaginez : vous êtes dans un cinéma, et à l’écran, vous montrez un livre comme Gatsby le Magnifique. Peut-être que certains spectateurs ne savent même pas de quoi il s’agit. Qui est Gatsby ? Nous avons cherché un moyen de rendre le film accessible et compréhensible, même pour ceux qui n’avaient pas lu ces livres dont parlent les personnages.
Un autre défi, qui ne concerne pas directement le livre, est que nous racontons une histoire iranienne se déroulant dans les années 80. Il fallait être très précis. J’étais presque obsessionnel sur ce point : tout devait être documenté, il ne pouvait y avoir aucune erreur. D’autant plus que je ne suis pas iranien. Je ne voulais pas que des spectateurs me disent que tel vêtement n’existait pas à cette époque en Iran, ou que tel détail était inexact. Je pense finalement que nous avons réussi à obtenir quelque chose d’authentique.
ER : C’est une excellente question. Ceux qui écrivent, qui réalisent des films, qui jouent sur scène, se demandent toujours si ce qu’ils font a du sens, si cela peut avoir un impact. Je pense que la seule façon d’avancer, c’est de croire que cela compte, que les gens s’y intéressent et veulent comprendre. Certaines personnes ont une vision arrêtée des choses et pensent qu’il n’existe qu’une seule vérité mais parfois il existe un autre regard. Mon but est d’être honnête, de raconter une histoire avec sincérité, tout en laissant les métaphores et les messages à l’interprétation du spectateur.
Si quelqu’un voit le film, rentre chez lui, se réveille le lendemain matin et se dit : « C’était une idée intéressante, une situation qui me fait réfléchir », alors c’est déjà une forme de lutte. Le problème aujourd’hui, c’est que beaucoup de gens ne réfléchissent plus. Ils se disent : « Oh, ce gouvernement n’est pas si mauvais. ». Puis, un jour, ils se réveillent et réalisent qu’on leur a pris leur liberté.
Dans le film, cela commence doucement. D’abord, on interdit Lolita : « Non, ne le lisez pas. ». Puis un journal : « Non, ne l’ouvrez pas. ». Ensuite : « Vous êtes une femme, couvrez vos cheveux. » « Pourquoi ? », « Parce que nous l’avons décidé. ». Si l’on n’est pas vigilant, les sociétés glissent progressivement vers la dictature.
À mon avis, il y a trois manières de résister. La première est la politique. Si le pays le permet encore, on peut se battre en tant que politicien. La deuxième est dans la rue. Mais cela devient vite un combat violent. La troisième est par la création. En remettant en question, en refusant d’accepter tout comme un dogme.
ER : Je pense que la réponse peut être simple. Si vous êtes un artiste ou un historien et que vous voulez raconter quelque chose, vous devez pouvoir raconter des histoires qui ne sont pas seulement pour vous, mais pour d’autres personnes. Ce n’est pas seulement pour les hommes, c’est pour les femmes, c’est pour les gens. Je pense que c’est une partie de ma façon de penser. Je ne me dis pas forcément que je dois faire un film sur les femmes et les représenter en particulier. Je dois représenter l’humanité, les humains.
Les humains sont compliqués. Certains hommes sont très masculins. Certains hommes ont un côté féminin. Certaines femmes sont très féminines. Certaines femmes ont un côté masculin. Je pense que tout est plus complexe qu’on ne l’imagine. Je pense que j’ai voulu raconter cette histoire d’une manière nuancée. Ainsi, même les personnages masculins dans le film, qui croient en la révolution islamique, sont étudiants en littérature. Je voulais explorer ça, ne pas dépeindre un l’Iran de manière caricatural. C’est plus complexe que ce qu’on s’imagine.
En 1990, j’ai réalisé un film intitulé Coupe Finale. Il se déroulait pendant la guerre au Liban, avec un Israélien capturé par des Palestiniens. Il n’y avait que des hommes : dix personnages, tous masculins. Aucune femme. Puis j’ai réalisé un autre film sur un chanteur pop. Mais quand j’ai tourné La Fiancée syrienne, c’était la première fois que j’avais un personnage principal féminin, et même plusieurs. J’ai vraiment ressenti une connexion. Finalement, le cliché veut que vous cherchiez votre côté féminin en vous. Je pense que j’essayais de comprendre les codes d’une femme en Iran dans les années 1980, confrontée à une société masculine qui lui était hostile. Comment réagit-elle ? A-t-elle peur ? Est-elle forte ? Est-elle faible ? La réponse est toujours complexe et multiple. Je pense qu’une fois que vous comprenez cela, vous êtes libre d’explorer ces émotions, ces sentiments, ces pensées. Cela empêche de tomber dans des stéréotypes.
Bien sûr, la question du regard masculin, c’est aussi celle de savoir comment un Israélien peut raconter une histoire iranienne. Il y a toujours beaucoup de questions quand on fait un film. Mais je pense qu’au final, l’honnêteté l’emporte. Si vous racontez une histoire honnête, vous avez de grandes chances de réussir.
ER : Bien sûr. Ce qui est amusant, c’est que lorsque j’ai rencontré Azar Nafisi à Washington, il y a plusieurs années, nous avons commencé à discuter de qui pourrait jouer son rôle. Elle a dit spontanément : « Angelina Jolie. ». C’était drôle, mais j’avais vraiment pris la décision de n’avoir que des acteur.ices iranien.nes. Cela signifie qu’il s’agit d’iranien.nes en exil, comme Golshifteh et Zar Amir. J’ai mis près de deux ans à trouver tous ces acteur.ices à Paris, Londres, Berlin, New York, Los Angeles…
Pour moi, c’était une décision importante pour deux raisons. Premièrement, pour l’authenticité. Dans beaucoup de films américains, on voit parfois un.e israélien.ne jouer un.e palestinien.ne ou un.e palestinien.ne jouer un.e israélien.ne. Mais pour ce film, il fallait que les iranien.nes soient joués par des iranien.nes. Deuxièmement, je pense que Golshifteh, Zar Amir, Mina Kavani et presque toutes les actrices du film apportaient une authenticité puisée dans leur propre vie. Donc évidemment, Golshifteh s’identifiait à son personnage. Nous n’avions pas besoin d’en parler longuement. Il suffisait de dire : « Tu te souviens de ce que tu as vécu ? Mets-le dans la scène. ». Il y avait aussi des acteurs iraniens qui avaient quitté l’Iran très jeunes, mais qui avaient grandi dans des familles iraniennes, avec des parents et grands-parents iraniens. Pour moi, c’était essentiel. Cela donnait au film une dimension qui faisait que l’on croyait en ces femmes. Quand j’ai annoncé à mes producteurs que je voulais uniquement des acteurs iraniens, ils m’ont dit qu’il fallait plutôt prendre des acteurs nord-américains. Mais je pense que mon choix a porté ses fruits
ER : Mon monteur, un des meilleurs en Israël, me disait souvent qu’il ne comprenait pas tout de l’ouvrage d’Azar Nafisi. Il ne savait pas comment qualifier certaines émotions du film. Cela m’a encouragé à être communicatif par ces émotions.
Il était facile de manipuler le public pour lui faire verser des larmes à un moment donné d’un film. Mais je voulais que l’expérience ne soit pas uniquement basée sur un pic d’émotion. J’ai préféré créer un sentiment persistant qui vous hante, qui vous suit le lendemain matin, et peut-être même plus tard, qui vous pousse à revoir le film.
C’est une très bonne question, car il n’y a pas de réponse unique. Au final, c’est une question de perception. Comme une blague qui peut être drôle ou pas. Certaines choses sont absolues : tristes ou drôles. Mais d’autres sont plus nuancées. J’étais aussi très prudent. Il aurait été très facile de faire un film où, à chaque scène de rue, quelqu’un de la police frappe un manifestant. Mais ce serait un portrait trop simpliste. Quand on regarde l’actualité, on voit des violences, des injustices, mais on sait aussi qu’il y a des vies qui continuent derrière.
Par exemple, dans les scènes de prison, on entend des femmes pleurer, appeler à l’aide, mais on ne les voit pas directement. C’était une décision intuitive. Je pense que tout créateur se pose constamment la question : où est la limite ? Est-ce que je peux aller plus loin ? Est-ce que je peux rendre cela plus émotionnel ?
Parfois, cela fonctionne, parfois non. J’ai vu le film des milliers de fois, et à chaque projection avec un public, je ressens les réactions, je perçois si cela fonctionne ou pas. Mais chacun réagit différemment. Au final, j’essaie de faire des films « démocratiques » : je laisse le choix et l’émotion au public. Ce n’est pas à moi d’imposer une réaction, mais à vous de ressentir ce que vous voulez ressentir.
ER : C’était une situation très délicate. Dans le livre, son ami est appelé « le magicien ». Leur connexion est émotionnellement forte. Nous nous sommes demandé si nous devions rendre leur relation plus explicite, s’il devait y avoir un sous-entendu plus prononcé. Mais j’ai voulu maintenir une subtilité. Il y a un moment clé : après l’épisode de l’étudiant qui s’est immolé, elle vient chez lui, pleure, s’assoit à côté de lui et pose sa tête sur son épaule. C’est le moment le plus intime du film. Nous en avons discuté avec Golshifteh et l’acteur. Nous nous sommes demandés jusqu’où cela pouvait aller. La réponse, pour moi, était que cela devait s’arrêter là. Quand elle dit à son mari « je suis désolée », c’est à la fois sincère et diplomatique. Elle veut calmer la situation, éviter un conflit. Son mari est un homme gentil, mais aussi un produit de la société patriarcale. Quand ils discutent de l’avenir de leur fils, il dit : « Il sera comme moi. ». Elle lui répond : « Non, ce sont les eaux qui nous entourent. Si on tombe dedans, on tombe. ». Cela révèle une certaine ambiguïté, une réflexion sur la société. Même un homme bienveillant est pris dans un système qui perpétue des rôles rigides.
Enfin, la question de partir ou de rester est centrale. Azar met 17 ans à comprendre qu’elle ne peut plus vivre en Iran. Quand je lui ai demandé pourquoi elle était revenue en 1979, elle a dit : « C’est mon pays, c’est ma famille, et on pensait que cela ne pourrait pas être si mauvais. ». Mais au bout de toutes ces années, elle réalise que cela ne changera pas, et elle part. C’est une question universelle : rester et lutter, ou partir et résister autrement, par l’écriture ou le cinéma ? Il n’y a pas de bonne réponse.
BA : Merci beaucoup Eran Riklis !
CZ : Merci Eran Riklis. Vraiment !
ER : Merci !
Visuel : ©Allociné
Interview traduite de l’anglais.
Rédaction : Camille Zingraff & Blanche Aloncle.