La 16e édition du festival d’Alba a ouvert ce mercredi 9 juillet 2025, orchestrée depuis la Cascade, Pôle National du Cirque à Bourg-Saint-Andéol. Dans une lisière assez magique, ce ne sont pas moins de cinq scènes qui accueillent des artistes qui reflètent « un monde qui gronde », pour reprendre les mots d’Alain Raynaud, alias le clown Tampon.
C’est donc sous les lampions, au son joyeux d’une radio locale et selon un menu concocté par des associations également locales, que se tient le cœur battant et très social du festival. En ce centre névralgique qui s’appelle « La Carbunica », les cigales couvrent les voix jusqu’au coucher du soleil, ça sent la sève, la citronnade est fraîche, le vin semble tombé des ceps qu’on a traversés pour venir et les générations se mélangent pas seulement autour du spectacle mais aussi autour de la pratique du cirque. Au festival d’Alba, on est engagé, éco-responsable, l’on paie ses consommations avec de la monnaie locale et verte – les « carbus » – et surtout, on a le sourire. La plupart des billets et des ateliers sont déjà réservés avant même que le festival commence, mais de grands panneaux solidaires permettent de les échanger et aussi de faire du covoiturage. C’est donc un public familial – nourrissons compris – enthousiaste et très impliqué qui se retrouve à Alba-la-Romaine pour célébrer tous les arts du cirque.
Une ouverture conviviale et participative.
Pour l’ouverture officielle, Alain Raynaud, le directeur du festival, avait mis son plus beau costume rayé et son nez rouge pour introduire, avec son franc-parler et son abondance de mots, les discours des « huiles locales » qui, aussi institutionnelles soient-elles, ont chacune parlé haut et fort pour la défense de la culture. Quelques notes de musique ont accompagné les discours, et surtout un « Summertime » puissant de la cheffe de chœur. Car union de deux chœurs, il y a eu, comme une grande surprise humaine, avec une cinquantaine de voix qui sont sorties de sous les arbres de part et d’autre, puis réunies pour chanter cette soirée qui ouvre cinq jours de partage…
C’est quasiment en procession que nous avons pris le chemin du Théâtre Antique et de sa vue stupéfiante. Les gradins et les chaises étaient pleins et c’est une véritable création qui nous a accueillis, alors que le soleil déclinait très lentement. C’est en travaillant à La Cascade et en tricotant des liens forts (qui y ont été encouragés) que deux compagnies ont pu célébrer leur mariage : « Cirque, la Compagnie », d’un côté, dont les membres sont formés à Montréal et dont les valeurs sont celles du cirque collectif, et « Les Josianes », ensemble féminin et féministe dont on a vu à Alba quatre membres de trois disciplines (danse, corde lisse et équilibrisme) et de nationalités différentes. En français, en espagnol et en occitan, les huit époux de cette union très réussie et pleine de vie n’en ont pas fini de nous surprendre et de nous faire sourire.
Tout a commencé à la verticale, à 19h45, avec l’ouverture des fenêtres d’un immeuble où il semble faire bon vivre, avec de jolis volets en bois, des fleurs et des tables à roulettes sur une terrasse, et surtout des lampions qui permettaient une ascension de barre lisse. Et tout a commencé comme un réveil matin et un rassemblement loufoque. Avec une B.O. exceptionnelle et surprenante où Pierre Lapointe côtoie Yom, Régine, du jazz manouche, et… la Compagnie Créole, les huit amis ont dansé, chanté, un peu parlé et surtout proposé une série d’expériences qui nous ont fait retenir notre souffle et crier d’admiration : les corps tombaient des fenêtres, ascensionnaient à deux ou trois enlacé·e·s le long de la barre, se postaient à deux ou trois sur les épaules, se rattrapaient sur les tables. Les disciplines du cirque, stricto sensu, sont classiques : chaises, barre russe, bascule… et néanmoins, tout a lieu dans une énergie, un mouvement, une fraîcheur qui semblent renouveler le genre. Le final prend une très jolie hauteur a cappella et nous fait penser que ces mariés de la 6e édition nous rendront longtemps heureux et auront beaucoup d’enfants…
Juste le temps de traverser le site du festival, et nous avons passé les affiches si graphiques du Cirque Trottola pour nous installer sous le chapiteau rouge sang du Cardu. À Alba, le placement est toujours libre et chacun se pousse pour laisser les plus petits tout dévorer des yeux. Bien rangé·e·s en cercles, nous avons un peu attendu puis appelé de nos applaudissements des membres du Cirque Trottola. Dès l’apparition de Bonaventure Gacon, dans des habits poussiéreux d’ancien combattant sur scène, on sent que si le monde est une scène, c’est parce que sa violence est absurde. Le grand clown triste a le visage blanc mais n’est pas encore tout à fait maquillé et il nous raconte la campagne par ellipses : « Nous marchions ». La lumière est travaillée à la serpe, d’une beauté percutante. Le narrateur bourru est vite rejoint par sa complice, qui fait la moitié de sa taille et un tiers de son volume, la muette et si expressive Titoune. Les acrobaties commencent et sont très rapidement interrompues par un deus ex machina : les rideaux tombent, restent coincés sur le corps du clown et le 4e mur s’effondre, laissant place à… un orgue qui donnera un ton solennel à tout le spectacle, avec aussi bien du Bach que du César Franck. Cette apparition n’est que le premier des trois claviers qui ponctuent l’évolution de cette bataille un peu absurde pour se protéger de la violence du monde. On adore l’image du piano à queue toboggan et déconstruit ! Et l’on tourne en rond et en grâce avec les trois circassiens, avec le vertige du trapèze, la folie de tourner tout autour du chapiteau avec des barres et un final avec une échelle vrombissante qui nous laisse pantois. Mais le vrai génie de l’inquiétante étrangeté de ce spectacle tient aussi dans sa lenteur. Les images s’arrêtent, se posent, s’installent dans nos yeux. C’est le cas par exemple lorsque deux circassiens forment un grand derviche ou épouvantail qui tourne lentement pour ouvrir le deuxième numéro. Et puis il y a un vrai intermède de Bach, le temps que notre clown merveilleux aille se démaquiller les yeux pour redevenir cet ancien combattant qui nous extrait encore et toujours du monde. Un cirque esthétique, aux clairs-obscurs parlants et où le jeu est d’autant plus réussi au cœur des numéros que la parole est rare.
Remplis d’images, nous buvons un dernier verre sous les lampions dans le calme de cette soirée d’ouverture : demain à la même heure, alors que les mêmes spectacles se donnent, les festivaliers danseront, et ce, tout le week-end.
Le Festival Alba se tient à Bourg-Saint-Andéol (Ardèche) jusqu’au 14 juillet.
Visuel (c) YH