Avec Echo Delay Reverb, le Palais de Tokyo explore un visage des États-Unis un peu oublié en ces temps de trumpisme(s) : celui des minorités, des marges et des contre-récits. Or ceux-ci ont aussi été nourris par la fameuse « French Theory » cette pensée de la déconstruction incarnée par Foucault, Deleuze mais aussi Glissant et Fanon. Entre la première grande exposition personnelle de Melvin Edwards et la carte blanche donnée à Naomi Beckwith, l’institution parisienne met en scène un dialogue dense entre déconstruction française, pensée créole et art contemporain américain.
Après avoir erré dans les grands espaces qui nous permettent de découvrir les sculptures à la fois minimalistes, impressionnantes et marquées par l’histoire de Melvin Edwards, on entre en couleur et avec punch dans les rhizomes de l’exposition « Echo Delay Reverb » par quelques photos où l’on voit Michel Foucault, mort de rire dans le désert du Nevada, et Édouard Glissant qui donne cours. La directrice adjointe du Solomon R. Guggenheim Museum de New York et commissaire d’exposition, Naomi Beckwith, a pensé cette exposition à la fois très visuelle et très conceptuelle en six sections thématiques différentes. Chacune permet de faire des allers-retours entre les textes et les œuvres pour mesurer l’impact de la déconstruction française et créole sur l’art contemporain américain.
C’est de textes dont ils est d’abord question. Des pattes de mouches aux grandes typographies vintage qui se dispersent et se disséminent aussi bien sous l’influence de Gilles Deleuze que sous celle de Jacques Derrida, puisque la langue dans laquelle on se parle n’est pas nécessairement celle de ceux qui ont enfin la possibilité de parler et de se représenter. C’est en tout cas ce que nous dit Derrida, qui pointe vers les rapports enferrant de savoir/pouvoir qui lient les mots et les choses. Ce langage, justement, semble fondre visuellement dans les œuvres présentées aussi bien chez Julie Mehretu que chez Glenn Ligon. Dans les vidéos de Theresa Hak Kyung Cha ou dans l’installation de bonbons de réglisse de Félix Gonzalez-Torres, c’est la matière qui semble céder.
On change d’étage pour revisiter une page de la culture américaine : celle de la fondation de la revue et maison d’édition Semiotext(e) par Sylvère Lotringer à New York dans les années 1970, maison qui partage les textes de Foucault, Derrida, Kristeva, et tant d’autres. Retour en France pour la section suivante, où l’on voit comment la confrontation aux institutions des intellectuels français depuis Sartre, Beauvoir ou encore Bourdieu a influencé des artistes du côté des États-Unis, tels Mark Dion ou Walid Raad.
Hans Haacke a, lui, passé la frontière ténue qui existe entre l’intellectuel et l’artiste en proposant in situ un sondage spécial pour les visiteureuses de cette exposition. Les résultats sont présentés en direct et sans analyse sous forme d’infographies… La « géographie du non-humain » est abordée avec comme point d’amorce une vidéo qui rappelle la visite des surréalistes en Martinique lors de leur fuite d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale et l’on est confronté à l’œuvre princips de Frantz Fanon. À ces textes répondent des installations qui résonnent avec ces échanges et ces messages devenus mondiaux, notamment l’univers de Char Jeré, qui a créé pour l’occasion deux œuvres qu’il ne faut pas manquer.
Vient ensuite la question du désir et du genre, avec notamment la mise en avant de Michel Foucault et de Monique Wittig. Mais aussi la question du regard, avec des artistes clés de l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui comme Laurie Anderson ou Hal Fischer. Et l’exposition se termine par la question de l’abjection, avec une série de penseurs qui auraient pu être cancelled ou simplement daté mais dont on a encore à apprendre : Julia Kristeva, Antonin Artaud ou Georges Bataille. Et surtout des artistes qui proposent de montrer la laideur et l’inconfortable comme Cindy Sherman, Mike Kelley, ou — en morceau de bravoure final — les rangs d’oignons colorés attablés et en décomposition de William Pope.L.
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Un grand tour de la déconstruction en Amérique, qui rappelle les échanges fructueux en termes de création, de déconstruction et de liberté entre la France et un pays-continent qui se pense sans cesse lui-même.
Visuel (c) Visite par Guillaume Désanges, Président du Palais de Tokyo