Emilie Frèche a suivi en 2024 le procès des huit accusés impliqués, à des degrés divers, dans l’assassinat du professeur Samuel Paty par un jeune islamiste radical tchétchène en 2020. Auteure avec la soeur de l’enseignant d’Histoire-Géographie, Mickaëlle Paty de l’essai Le cours de Monsieur Paty, elle a également écrit le texte de la pièce Le Professeur, mise en scène par Murielle Mayette avec Carole Bouquet à La Scala (lire notre critique). Un texte puissant lu par Carole Bouquet et qui nous plonge dans les dix derniers jours de la vie de l’enseignant.
Dans le roman, ce qui m’intéresse depuis toujours, c’est le point de jonction entre ce que je vis de manière intime et comment cela entre en résonance avec l’époque. Lendemain des attentats : « vivre-ensemble » devient le mot d’ordre. Un drôle de nom avec un trait d’union comme si c’était un état à atteindre alors que c’est un travail permanent. Et je l’ai interrogé avec le roman portant ce titre, qui traite de ma famille recomposée en 2018. La question qui me frappe avec la mort tragique de Samuel Paty, c’est celle de l’injustice, qui revient toujours dans mon travail. Il est vrai que ce n’est pas mon médium premier, mais j’ai commencé à travailler sur cette affaire pour en faire une pièce de théâtre. Il s’agit peut-être un peu de réaliser ce fantasme de jeune-fille : ressusciter chaque soir le professeur. Et depuis que nous jouons cet automne, chaque soir il y a quelque chose qui m’émeut : Il y a toujours un moment dans la pièce où les gens rient. Ils rient en écoutant Samuel Paty. Et quand je les entends rire, je me dis que oui, quelque part nous le faisons un peu revivre. Et c’est la magie du spectacle vivant.
Ce qui lie ces deux principes est en effet très simple : on peut se moquer des croyances mais pas des croyants, et la liberté d’expression s’arrête quand on porte atteinte aux personnes mais pas à leurs croyances. Vous pouvez croire à ce que vous voulez, la République s’en fiche ; en revanche, ce que vous êtes, on vous respecte. La laïcité oblige à suivre la liberté de conscience. Si les élèves entrent en classe dépourvus de signes visibles d’appartenance religieuse, ils ne se défont pas de leur foi. Lorsqu’il a fait son cours au programme sur la liberté d’expression et lorsqu’il s’apprêtait à montrer une caricature de Coco du Prophète, Samuel Paty a proposé à ses élèves qui le souhaitaient de sortir quelques minutes de la classe pour avoir l’espace de détourner leur regard. Il a fait vivre la liberté d’expression, qui touche à la possibilité de se moquer de la religion, mais également le principe de laïcité en respectant toutes les croyances et la liberté de conscience de ceux et celles de ses élèves qui auraient interdiction de voir cette image et d’en rire. La seule chose qu’on demande demande dans notre République, c’est d’accepter qu’il y ait des gens athées qui se moquent de la religion. Ainsi, Samuel Paty a fait vivre ces deux principes fondamentaux, à valeur constitutionnelle et parfaitement égale, dans la hiérarchie des normes.
Il faut remettre le cours de Samuel Paty sur la liberté d’expression dans le contexte dans lequel il l’a fait : un cours d’histoire sur la liberté d’expression depuis 1789. Après le premier volet historique, où il est revenu sur la liberté de la presse, la loi de 1881 et la fin de l’illégalité du blasphème, le deuxième volet traitait de la contemporanéité de ce sujet avec Charlie. Depuis 1789, nous n’avons jamais cessé de payer de notre vie pour faire vivre la liberté d’expression, et cela a été un très long combat. Jusqu’à aujourd’hui, la liberté d’expression est menacée, elle est toujours « challengée » par les fanatiques : hier c’était la royauté et le catholicisme.. Samuel Paty donnait l’exemple du chevalier de La Barre, torturé à mort, écartelé, sur le bûcher ; on lui a planté sur le thorax le texte de Voltaire et on l’a brûlé. On a fait un autodafé de cet homme et de ce texte en même temps. Et son cours éblouissait une continuité entre cette violence et l’assassinat des dessinateurs de Charlie Hebdo. Il a montré le dessin de Coco, survivante de la tuerie de Charlie Hebdo, non pas pour provoquer mais comme un document historique, le dessin faisant référence à un film qui a mené à l’assassinat de quatre diplomates. Autan que la liberté d’expression nous coûte, on ne peut pas la limiter : la seule limite, c’est celle du droit et pas de la morale et les cas de figures délimités par le droit sont clairs il s’agit du racisme, de l’antisémitisme et de l’appel à la haine…
La neutralité est une position d’équilibriste, et en l’espèce Samuel parvient à la tenir parce qu’il pose ces deux actes simultanément. Le lien, pour moi, entre la laïcité et la liberté d’expression, c’est ce double mouvement que Samuel Paty fait dans son cours : montrer (respect de la liberté d’expression) et respecter (laïcité comme liberté de culte mais aussi de la liberté de conscience). Pour assurer le respect de votre liberté de conscience, je vous autorise à détourner le regard. Cela dit une élève, venue au procès, m’a fait une remarque intéressante : « C’était aussi biaisé parce que le cours s’est poursuivi et si une partie des élèves avait fait le choix de sortir pour ne pas voir le dessin, il aurait été privé dans son savoir ». Le respect des deux principes demeure difficile. Ce que je trouve très intéressant chez Samuel Paty, c’est qu’en réalité son cours est un cours à la citoyenneté : ce que doivent acquérir les élèves, c’est la tolérance. On parle de respecter le religieux, mais parle-t-on de respecter les athées ? Nous avons le droit de rire des croyances, pas des croyants, mais des croyances, y compris athées d’ailleurs. Quand vous êtes offensé dans une démocratie, vous ne répondez pas par la violence. Il y a plein de choses qui nous offensent en permanence. Il faudrait a contrario nous figurer ce que serait une société sans laïcité, avec une religion dominante : si nous revenons au mariage de la religion et le politique, toute notre vie va être modifiée, de la naissance à la mort. Lorsqu’il y a une religion d’État, les religions et croyances minoritaires ne sont pas être tolérée. Il n’y pas de carrés dédiés dans les cimetières, pas de mariage religieux, et peut-être même pas de mariage civil.
Ce que j’ai essayé de montrer dans la pièce, c’est comment la peur agit sur un corps social. La démocratie n’est pas tellement outillée pour faire face à la violence. Notre seule force, dans une démocratie, c’est le nombre. Si vous avez une volonté politique d’assumer cela, de le revendiquer… Il faut être capable dans une démocratie de marcher sur ses deux jambes : lutter contre le racisme, et il y a du racisme anti-musulman en France, avec toute une série de discriminations à l’égard de ceux et celles qui portent un nom qui laisse penser qu’ils et elles sont musulmans et lutter pour le liberté d’expression. Nous sommes fragilisés par les attaques faites sur « l’islamophobie ». Cela coûte moins cher de dire : « Je ne montre pas les caricatures » que de mettre des plans en place pour qu’il n’y ait plus de discrimination à l’embauche ou au logement. En faisant ainsi, on ne met pas fin au racisme : on le renforce et on l’encourage à grandir, notamment dans le giron de l’extrême droite. Et nous reculons sur nos valeurs. Beaucoup de professeurs angoissés par le meurtre de Samuel Paty disent : « Les caricatures, c’est fini, ce n’est plus le sujet ». Il faudrait les mettre dans des musées ! Mais pour les ennemis de la liberté, on aura toujours trop de liberté. Il ne faut pas céder sur cette liberté. Par exemple, le blasphème n’existe plus en droit français. C’est aujourd’hui une notion religieuse. Dans un pays laïque, ne me parlez pas de blasphème, c’est un terme religieux.
(c) Pascal Ito