Les 27-28 septembre, un festival dédié au compositeur, disparu il y a 50 ans, et à ses amis, réunit un plateau de musiciens remarquables autour d’un programme exceptionnel, autant par sa richesse que par la rareté des œuvres jouées. Un vrai régal pour les amateurs de la musique russe du XXème siècle !
Dimanche, le 28 septembre, de nombreux spectateurs découvrent deux compositeurs contemporains et amis proches de Chostakovitch que nous avons rarement l’occasion d’entendre : Galina Oustvolskaïa le matin et Mieczysław Weinberg lors du concert de clôture. Le programme de la matinée commence par une Sonate pour violoncelle et piano op. 40 de Chostakovitch que Kataeva introduit avec émotion : « Il a écrit la Sonate en 1934, pendant sa dernière période heureuse, avant la débâcle de Lady Macbeth de Mtsensk. Chostakovitch était encore le compositeur prodige, il était encore libre ». Le duo, qu’elle forme avec le violoncelliste français Christophe Roy, est très bien accordé. On sent une complicité qui se traduit dans une belle musicalité complémentaire. Interprète privilégié de compositeurs contemporains, parmi lesquels Iannis Xenakis, Mauricio Kagel et Vinko Globokar, Christophe Roy nous offre une interprétation lyrique et sombre. De son côté, Kataeva au piano exprime la belle énergie juvénile, martiale et exubérante d’un jeune homme à qui on n’a pas encore coupé les ailes.
Après cette éloquente interprétation de la Sonate op. 40, Irina Kataeva nous montre un court film documentaire sur Galina Oustvolskaïa intitulé La musique du subconscient et traduit du russe par ses soins. On y voit la compositrice singulière, farouchement authentique et radicale s’exprimer sur sa musique (« Être simple n’est pas facile » … « Je mets toutes mes forces dans mon œuvre, il faut y mettre toutes les forces aussi pour l’écouter ») et sur Chostakovitch (« Il était chaleureux. Il m’a même proposé de m’épouser »). Des grands musiciens, notamment Boris Tichtchenko et Mstislav Rostropovitch, louent son génie et sa douceur. Née en 1919 et décédée en 2006, Oustvolskaïa a suivi – et assez vite dépassé – l’enseignement de Chostakovitch. Elle n’a jamais travaillé sur commande et, mis à part sa Sonate pour violon et piano de 1952, ses œuvres ont dû attendre 15 voire 30 ans avant d’être créées et une grande partie de son opus a été interdite en Union Soviétique.
Pour préparer le public à l’expérience musicale qu’il allait vivre, Christopher Roy partage les consignes d’Oustvolskaïa pour l’interprétation du Grand Duo. « Les deux instruments doivent être le plus loin possible l’un de l’autre, le piano doit être ouvert et le violoncelle doit être sur un podium ». Roy nous explique que son luthier Bernard Sabatier, présent dans la salle, lui avait fabriqué une boîte à résonance sur laquelle il posera son instrument. Ensuite, le violoncelle doit imiter le pupitre de la contrebasse dans le troisième mouvement et – sourit Roy en articulant la dernière instruction de la compositrice : « L’œuvre doit être jouée de façon géniale ». La barre a indéniablement été mise haut.
Oustvolskaïa est parfois désignée comme « la femme au marteau » et le sobriquet semble justifié à l’écoute du Grand Duo. L’œuvre, aussi puissante qu’inclassable, se divise en cinq mouvements ininterrompus. Le premier mouvement fait s’opposer le jeu lié du violoncelle et le jeu saccadé et martelant du piano. Frappant sur les aigus et les graves avec l’enthousiasme qui la caractérise, Kataeva nous démontre, une fois de plus, que le piano est aussi un formidable instrument de percussion. Le second et le troisième mouvement se répondent entre eux, puisque les instruments alternent trilles et martèlements. Dans le deuxième mouvement, Christophe Roy infuse son jeu d’une urgence saisissante, tandis qu’il change d’archet pour le troisième mouvement et ne joue que sur les cordes graves, pour créer l’effet de la contrebasse. Le quatrième mouvement, ainsi que le cinquième et dernier, sont marqués par une libération rythmique et une longue plainte du violoncelle.
Chaque membre du public applaudit pour dix pour exprimer son appréciation et le duo revient pour nous rejouer une partie du Grand Duo. « On n’était pas tout à fait contents, donc on refait », annonce Kataeva gaiement et on sent qu’elle a envie de rejouer, ne serait-ce qu’un mouvement, de cette pièce qu’elle avait tant envie de jouer. « J’avais entendu cette pièce à Moscou il y a longtemps et, pendant des années, je n’ai trouvé aucun violoncelliste pour la jouer avec moi » explique-t-elle au public, agrippant la main de Christophe Roy qui lui sourit affablement.
Nous entendrons Aria pour quatuor à cordes de Mieczysław Weinberg en fin de journée, entre deux œuvres emblématiques de Chostakovitch, et c’est une découverte pour un certain nombre de spectateurs. « J’ai connu Weinberg », dit Irina Kataeva en introduisant la pièce, « C’était un petit monsieur, très gentil et très timide ». Né à Varsovie dans une famille de musiciens juifs polonais, Weinberg étudie d’abord au Conservatoire de Varsovie avant de fuir les troupes allemandes pour gagner l’URSS. Il s’installe à Minsk, alors que toute sa famille est exterminée par les nazis. Il poursuit ses études de composition au Conservatoire de Minsk avec Vasily Zolotarev et il passe son diplôme en juin 1941, juste avant l’invasion de l’URSS par l’Allemagne. Il se réfugie à Tachkent où il rencontre Chostakovitch qui appréciera son œuvre et deviendra son ami à vie. En 1953, Chostakovitch signera une pétition à Beria pour libérer Weinberg, incarcéré pour ses prétendues « activités sionistes ».
L’Aria pour quatuor à cordes date de l’époque où Weinberg travaille à Tachkent à l’écriture de sa première symphonie, dédiée à l’Armée rouge. Cette très belle page de musique est jouée d’un bout à l’autre avec sourdine, ce qui ajoute à son caractère intime. Mathilde Borsarello Herrmann, le premier violon du Quatuor Psophos, y exhale en un mélancolique ré mineur une mélodie plaintive et sinueuse à laquelle les trois autres instruments accompagnants (le violon de Bleuenn Le Maitre, l’alto de Cécile Grassi et le violoncelle de Guillaume Martigné) se joignent par intermittence. Plus tard, Weinberg orchestrera l’œuvre pour en faire le deuxième mouvement de sa Suite op. 26 (1945). En 1947, il en réalisera aussi une transcription pour violon et piano intitulée Chant sans paroles.
Le deuxième concert de la journée introduit deux des plus emblématiques partitions vocales de Dimitri Chostakovitch. Les deux cycles lyriques font partie des dernières œuvres du compositeur. Les Six mélodies sur des Poèmes de Marina Tsvetaïeva ont été composées en 1973 et les Sonnets de Michel-Ange en 1974. « À la fin de sa vie, Chostakovitch s’adresse à Marina Tsvetaïeva et – à travers la parole de Michel-Ange – il parle du système totalitaire », explique Kataeva à titre d’introduction.
Marielou Jacquard, la jeune mezzo-soprano française, interprète le cycle sur des Poèmes de Marina Tsvetaïeva avec conviction et une belle musicalité. Sa voix agile et son timbre riche enveloppent les six poèmes de Tsvetaïeva, cette figure tragique de la littérature soviétique, dans une émotion authentique, mêlant avec habilité la tendresse et la terreur. Jacquard connaît très bien la partition qu’elle regarde à peine, privilégiant le contact avec le public. Sa diction est tellement claire que même quelqu’un avec des connaissances très rudimentaires du russe peut la suivre. La voix de Jacquard est particulièrement bien modulée dans les registres doux dans D’où vient cette tendresse ? et tragique dans Le dialogue de Hamlet avec sa conscience, mais elle nous impressionne surtout dans Non, battait le tambour ! où elle martèle les mots dans un staccato rapide et tranchant. Pour ne rien gâcher, le déchirant dernier poème À Anna Akhmatova est d’une beauté glaciale qui nous fait dresser les cheveux sur la tête.
Entre les deux cycles vocaux, Irina Kataeva introduit et interprète ensuite, Aphorismes op. 13 de Chostakovitch. Le cycle de dix miniatures pour piano, marquées par un modernisme assumé : angulaires, dissonantes, imprévisibles et virtuoses, ces petites pièces révèlent un jeune compositeur déterminé à se forger un langage musical propre. « Composé en 1927 », explique Kataeva, « Aphorismes montre le potentiel avant-gardiste de Chostakovitch ; montre comment il pouvait composer s’il vivait dans un pays libre ». Méditant sur cette hypothèse intrigante, nous écoutons une interprétation inspirée et habitée de ces petits bijoux modernistes aux titres imagés : Récitatif, Sérénade, Nocturne, Élégie, Marche funèbre, Étude, Danse macabre, Canon, Légende et Berceuse. Pour chacune des pièces, Irina Kataeva peint une ambiance unique avec la passion exigeante d’un joaillier créateur qui arrange les diamants noirs dans une fastueuse parure brutaliste.
Vient ensuite la deuxième séquence lyrique : Suite sur des Sonnets de Michel-Ange Buonarroti. Dans cette version originale, mais rarement entendue, pour piano et voix, Irina Kataeva accompagne le baryton français Franck Lunion. Il s’agit d’un cycle de onze chansons, arrangées par Chostakovitch à partir de huit sonnets et trois poèmes de Michel-Ange, traduits en russe par Abram Efros. Chostakovitch a composé cette œuvre dans la dernière année de sa vie. Atteint d’un cancer du poumon qui s’ajoute à sa condition cardiaque, le compositeur meurt le 9 août 1975. Il ne verra pas la création de la version orchestrale à l’automne de la même année. Chostakovitch met en musique les mots de Michel-Ange exprimant sa tumultueuse vie intérieure pour livrer une critique cuisante et peu dissimulée au régime soviétique. « C’est un génie de la musique qui parle avec les paroles d’un génie de la Renaissance », dit avec éloquence Kataeva dans notre entretien.
L’œuvre contient onze titres qui ne correspondent pas aux titres de Michel-Ange, mais que Chostakovitch a choisis par rapport aux contenus des poèmes : Vérité, Matin, Amour, Séparation, Colère, À l’exilé, Création, Nuit, Mort et Immortalité. La déclamation introductoire, Vérité, est celle d’un artiste frustré par une vie ordinaire et Franck Lunion déploie sa voix avec aisance et conviction. Sa diction en russe est bluffante et son visage est d’une expressivité captivante. Dans Matin, il est doux et tendre ; ses envolées lyriques dans Amour (le piano espiègle qui l’accompagne semble vivre sa propre vie) et Séparation montrent la force et l’agilité de sa voix chaude et engageante. Colère qui suit est un formidable coup de poing que Lunion livre avec la colère d’un Zeus découvrant le vol du feu sacré. Le piano de Kataeva se déchaine dans À l’exilé et Création, mais Lunion tient bon. Dans les trois derniers morceaux – Nuit, Mort et Immortalité –, Lunion nous épate avec son formidable registre médium pendant que Kataeva articule les mots des poèmes avec lui.
La deuxième séquence de la journée se termine par une rafale d’applaudissements et les spectateurs se retrouvent autour d’un verre dans le ravissant jardin intérieur et attendent avec impatience le concert de clôture.
Visuels : © Hannah Starman, portrait de Galina Oustvolskaïa © Paul Sacher Foundation.