Claude Mollard, qui a œuvré en son temps à l’ouverture du Centre Pompidou, vient d’éditer ses carnets sous le titre L’épopée Beaubourg. De la genèse à l’ouverture (1971-1978) (éditions Centre Pompidou). Il y évoque les difficultés auxquelles se sont heurtés les artisans de ce projet alors largement critiqué.
C’est la suite d’une initiative qui a été lancée par Laurent Le Bon, qui vise à faire une sorte d’analyse historique des origines du Centre Pompidou. Il a réuni un comité d’experts qui s’est réuni et qui continue de se réunir.
Il y a deux ans, j’étais invité à participer à une réunion sur la création du premier établissement public du Centre Pompidou et j’ai réalisé à ce moment-là que j’avais tenu ce journal, qui était dans mes archives et que je n’avais jamais consulté depuis cinquante ans.
Avec Laurent, on s’est dit : « Mais c’est d’une fraîcheur, c’est d’une vitalité et d’une utilité historique que ça mériterait d’être publié in extenso ». J’ai entrepris à ce moment-là d’éplucher un petit peu, parce qu’il y avait parfois des considérations personnelles ou des jugements hâtifs qu’on peut porter à trente ans ou des considérations sur des problèmes de comptabilité qui n’intéresseraient personne.
Donc, j’ai peigné un petit peu, mais c’est le texte, et je l’ai surtout commenté. Donc, ça donne cette relation entre la vision d’aujourd’hui et l’authenticité même de la chronique au jour le jour.
Alors, à ce moment-là, j’avais déjà mis un pied dans la Culture puisque j’étais ami avec Augustin Girard, qui était le chef du service étude et recherche du ministère de la Culture, parce que lui-même était ami avec le frère de ma belle-sœur. Sachant que j’étais sorti de la direction du Budget, il m’avait invité à être le rapporteur de la commission des affaires culturelles du sixième plan.
J’avais dans ce cadre-là notamment travaillé avec un homme du secteur privé, Sylvain Floirat, qui était le patron d’Europe 1 et du groupe Matra, et qu’Augustin Girard avait fait venir pour s’occuper des financements de la Culture. Donc, j’avais déjà un pied dans le champ culturel et Robert Bordas, qui avait été choisi par Georges Pompidou pour lancer ce projet, cherchait un financier qui soit capable d’avoir une ouverture culturelle et en même temps des capacités de gestion. Or, à ce moment-là, je devais quitter la direction du budget parce que, au bout de quatre ans, on était soumis à une obligation de mobilité.
J’ai rencontré le directeur de l’administration générale du ministère de la Culture qui m’a dit : « Ça va être le scandale de la Villette ». À l’époque, on était déjà éclaboussés par un scandale financier des abattoirs de la Villette, qui ont été transformés finalement en musée des sciences et des techniques. Et donc tout le monde me dissuadait de faire ce pari parce que, à l’époque, la Culture était considérée comme quelque chose de pas sérieux et que l’idée d’un grand projet culturel dépassait les imaginations.
Parce que pour moi, c’était un défi, parce que j’avais un appétit de culture. J’allais voir les expositions, j’allais dans les galeries, mon frère était artiste. Moi-même, je faisais beaucoup de photos et je suis d’ailleurs devenu photographe. J’avais une appétence dans ce domaine et en même temps, j’étais très engagé politiquement. Dans les années précédentes, j’avais été secrétaire de Pierre Mendès France que j’aidais à rédiger ses discours. J’avais été membre du Parti Socialiste Unifié et j’avais été l’assistant parlementaire de Michel Rocard quand il a été élu pour la première fois député. Ce projet culturel, c’était pour moi la possibilité d’agir dans un champ progressiste. Pompidou, tout conservateur qu’il ait pu être dans le champ économique ou social, était très progressiste dans le domaine culturel et donc j’ai fait ce choix-là. J’ai quitté mes activités politiques pour m’engager dans mes activités culturelles progressistes.
Il y a une question d’éthique, je ne pouvais pas servir deux maîtres, Georges Pompidou, le jour et Pierre Mendès France la nuit. Et je savais que le projet du Centre Pompidou allait m’occuper le jour et la nuit. J’étais voué à prendre des positions dans le cadre du projet Pompidou, donc je ne voulais pas mélanger les genres.
La construction du Centre n’était possible que parce que nous étions soutenus directement par l’Élysée. Tout le monde était hostile, les médias étaient hostiles, les fonctionnaires du ministère de la Culture étaient hostiles, parce qu’ils souffraient d’un budget de la culture qui était faible et que tout l’argent allait au Centre Pompidou. Le Sénat, j’en parle souvent, animé par Maurice Schuman, la voix de la France à Londres, chaque année, réduisait le budget prévisionnel du Centre Pompidou. Donc c’était la guerre permanente.
Donc, on avait vraiment le soutien de l’Élysée et puis tout d’un coup, patatras, le président disparaît et Valéry Giscard d’Estaing fait une visite dans le quartier, s’aperçoit que la charpente métallique n’est pas encore installée et dit : « On va faire un jardin public ». Voyant que les choses se passaient mal du côté de Georges Pompidou (sa disparition dans les derniers mois nous paraissait plus ou moins probable), nous avions signé tous les marchés, notamment les marchés de la charpente métallique, donc les crédits étaient engagés, on ne pouvait pas reculer. C’est pour ça que j’avais dit, lorsque le 4 août, il y a eu cette réunion à l’Élysée qui a décidé la poursuite du projet : « Si vous arrêtez le projet, vous aurez le parking le plus cher du monde parce que vous serez obligé de payer la chapelle métallique ». Finalement, c’est grâce à Jacques Chirac que le projet a pu reprendre.
Au départ, l’idée de Georges Pompidou, c’était vraiment un musée d’art moderne et contemporain et une bibliothèque publique ouverte. Les deux étaient révolutionnaires par rapport à la situation française. On avait un musée national d’art moderne qui était frileux et qui n’intervenait pas dans le domaine contemporain, un centre national d’art contemporain que Malraux avait créé, mais qui n’avait pas de moyens, qui était tout petit, et une lecture publique qui était dans les traditions ancestrales. C’était révolutionnaire, ouvrir à l’art contemporain, donner l’accès à la lecture.
Il y avait une troisième chose, qui est arrivée assez rapidement, c’est l’intervention de Boulez. Et, quatrièmement, il y avait ce souci de démocratiser les accès des arts et des lettres au grand public, et en particulier à la classe des techniciens (je mets sous ce vocable tous les gens qui n’ont pas bénéficié d’une formation secondaire). Et donc Georges Pompidou avait cette idée que, à travers le design et l’esthétique industrielle, comme on disait à l’époque, on pouvait toucher cette classe, d’où la présence du centre de création industrielle dans le projet.
Mais il s’est passé deux choses. D’une part, les responsables du centre de création industrielle, et notamment François Barré, qui en était le directeur adjoint, avaient une vision un peu polémique de ce centre de création industrielle, qui n’était pas du tout de création, qui était plutôt de documentation, d’organisation d’exposition, de publication de revue, et cetera. Finalement, l’arbitrage a été fait de ne transférer que la création industrielle.
Le second problème, c’est que, avec la mort de Pompidou et l’arrivée au ministère de la Culture de Michel Guy, qui avait ses propres visions, qui voulait être président du Centre Pompidou et donc voulait se mêler de tout et introduire alors un centre de la photo et puis ensuite pourquoi pas un centre de la mode et puis pourquoi pas, ainsi de suite… Et donc chaque semaine, chaque mois, on avait une nouvelle proposition qui nous tombait dessus alors qu’on n’avait déjà pas assez de place. Et donc ça a été un conflit violent, qui s’est terminé d’ailleurs par la démission de Bordaz, qui a été refusée, et la décision de Chirac de retirer à Michel Guy la tutelle du Centre Pompidou. C’est Chirac lui-même qui, pendant un an, a assuré le pilotage avec quelqu’un à son cabinet qui était notre correspondant.
Bon, j’étais un peu jeune et peut-être un peu trop radical, je pense ça. Ceci dit, il y a commerce et commerce : lorsque Templon s’installe dans le quartier de Beaubourg, c’est plutôt une bonne chose parce que c’est une bonne galerie. Et puis d’autres galeries sont installées autour.
Mais ce que je veux dire quand même, c’est que je viens d’écrire un projet de tribune [à lire ici] pour protester contre un rapport de la Cour des comptes qui propose la suppression du CNAP (du Centre national des arts plastiques) qui gère les achats d’art contemporain de l’État [rapport du 20 novembre 2025, disponible ici]. Ce rapport de la Cour des comptes est complètement à charge. Je pense que, en France, l’intervention de l’État dans le champ de l’art est une responsabilité de caractère public et qui ne peut pas être purement marchande, parce que le marché peut véhiculer le meilleur et le pire. Je dis qu’il faut raison garder et que l’État a une responsabilité, notamment en passant des commandes aux plus jeunes. Si on n’est pas ouvert à la création artistique au plus jeune âge, eh bien, demain on sera un robot. L’art, c’est quand même l’utilisation de l’œil et de la main. Voilà pourquoi il faut garder cette responsabilité d’État et le Centre Pompidou, évidemment, est un établissement public d’État.
Claude Mollard présentera et dédicacera son ouvrage le 16 décembre à 19h à la librairie 7L (réservation obligatoire par mail à commercial@centrepompidou.fr) puis lors d’un grand échange avec Laurent Le Bon et Jack Lang à l’Institut du Monde Arabe le 7 janvier à 19h (réservation obligatoire par mail à rp@centrepompidou.fr).
Photographie de Pierre Malherbet