Le 20 septembre dernier, la Russie organisait à Moscou un événement dont elle veut faire un pendant de l’Eurovision, de laquelle elle a été exclue en 2022. À l’heure où les boycotts de la prochaine édition de l’Eurovision se multiplient à travers l’Europe, jetons un œil sur l’Intervision, un concours de chanson maison organisé par le Kremlin.
Samedi 20 septembre 2025, la chaîne russe Kanal 1 a ressuscité le concours de chanson Intervision. Il a été diffusé en direct depuis la Live Arena de Moscou par de nombreuses chaînes de télévision internationales, issues principalement des pays du BRICS et du Sud global, avec des pays comme le Brésil, l’Inde, la Chine ou encore le Vietnam. La volonté était de rassembler en un seul et même endroit les représentants de nombreux États, autour du pays organisateur, la Russie. Apparemment, c’est mission réussie. Et le contexte autour de cet évènement est tout sauf anodin, au moment où des négociations pour la paix en Ukraine sont en cours et qu’une tension diplomatique très forte s’est installée entre la Russie et l’Europe.
L’Eurovision s’apprête à célébrer ses 70 ans, et il est difficile, alors, de ne pas voir dans cette édition de l’Intervision une réponse directe à l’exclusion de la Russie du concours en 2022. Mais revenons un petit peu sur nos pas. Le plus vaste pays du monde avait intégré pour la première fois l’Eurovision en 1994. Le concours est alors rapidement devenu l’un des événements les plus attendus du pays, Moscou envoyant fréquemment certaines de ses plus grandes stars. Le chanteur Dima Bilan reste le seul lauréat russe de l’Eurovision, remportant la victoire en 2008 avec sa chanson «Believe». L’année suivante, conformément à la tradition, la capitale russe a accueilli la compétition en grande pompe, dépensant environ 42 millions de dollars, ce qui en a fait l’Eurovision le plus cher à ce jour. Mais à mesure que la Russie prenait une tournure de plus en plus conservatrice politiquement, sous le régime de Poutine, les critiques se sont intensifiées concernant la compétition.
À l’évidence, aussi, la renaissance de l’Intervision s’inscrit dans une stratégie de soft power. La Russie montre, en organisant ce rassemblement festif rassemblant les représentants de nombreux pays, qu’elle n’est pas isolée sur la scène internationale et même, qu’elle s’inscrit idéologiquement dans une majorité mondiale face à un Occident dépeint comme minoritaire et décadent. À cet endroit, la sénatrice russe Lilia Gumerova a affirmé que par cette initiative, Moscou souhaitait avant tout « promouvoir la vraie musique » et rejeter « de fausses valeurs étrangères à toute personne normale », en référence à l’inclusion par l’Eurovision d’artistes tels que la drag queen Conchita Wurst, gagnante en 2014. Encore mieux, la déclaration du ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, qui avait affirmé que l’événement serait exempt de « perversion et d’abus de la nature humaine, comme nous l’avons vu lors des Jeux olympiques de Paris. »
Des déclarations qui font écho à un passé où le but était de marquer son dynamisme et d’imprimer ses propres valeurs face au bloc occidental. Avant 1991 et la chute de l’URSS, aucun pays du bloc de l’Est n’était membre de l’Union européenne de radiotélévision (UER), l’association organisatrice de l’Eurovision. Cette absence n’était pas due au hasard : elle reflétait l’incompatibilité idéologique fondamentale entre les deux systèmes. L’Intervision retrouve ainsi, en quelque sorte, sa vocation d’origine, elle qui avait été créée dans les années 60 par les États du bloc communiste pour faire de la concurrence à l’Eurovision dans le contexte de la guerre froide. Le concours s’est arrêté en 1980. en Aussi, le concours était considéré comme un symbole d’ouverture après la mort du dictateur soviétique Joseph Staline et célébrait les traditions artistiques à travers le bloc, de Cuba à la Pologne. Est-ce encore dans les vieux pots que l’on fait les meilleures confitures ? Pour l’anecdote, la Finlande, qui cherchait à maintenir sa neutralité pendant la guerre froide, fut l’un des rares pays à participer à l’Eurovision et à Intervision en inscrivant des artistes dans chaque compétition. Ils sont malins, ces finnois…
Selon des documents consultés par Reuters, l’Intervision souhaite adopter un ton conservateur, les artistes étant invités à mettre l’accent sur le respect des « valeurs universelles, spirituelles et familiales traditionnelles ». Dans le décret signé en février 2025 par Vladimir Poutine ordonnant la création de ce concours, la volonté était de « développer la coopération culturelle et humanitaire internationale ». Aujourd’hui, la Russie attire avec ce projet en attirant des nouveaux candidats venus d’Europe, d’Amérique, du Moyen-Orient et même d’Europe avec la Biélorussie. Cette approche s’inscrit dans la volonté de Moscou de se présenter comme le leader des nations qui refusent l’alignement sur les valeurs de l’occident. Elle apparait comme une nouvelle manière pour la Russie de mener une lutte politique et culturelle.
Au moment de l’annonce de l’évènement, quelques observateurs, un rien railleurs, ont pu remettre en question la viabilité d’Intervision, compte tenu des précédentes tentatives infructueuses de la Russie d’organiser des événements à grande échelle sans l’intervention occidentale. L’année dernière, par exemple, Poutine avait suspendu ses plans d’accueillir les Jeux de l’Amitié : un événement multisports à grande échelle imaginé comme une alternative dirigée par la Russie aux Jeux olympiques, après que la plupart des athlètes russes ont été exclus des compétitions internationales à la suite de l’invasion totale de l’Ukraine. Force est de constater que, pour cette fois, ils se sont trompés.
Cette année, c’est le chanteur vietnamien Duc Phuc qui a remporté le gros lot avec sa chanson avec Phù Đổng Thiên Vương. Pour cette soirée spéciale, le spectacle a d’ailleurs été extrêmement soigné : des dizaines de caméras HD ont été mobilisées et la retransmission a été améliorée par IA. Malgré l’engouement plutôt modeste sur les réseaux sociaux, nul doute que l’Intervision est une scène de prestige pour le soft power russe. Le financement public et le pilotage direct par le gouvernement russe révèlent la nature politique de l’entreprise. Il est également un marqueur identitaire qui sert à dissocier le pays de Vladimir de l’Occident. Pour la Russie, l’Intervision est un outil de diplomatie politique et culturelle et pour l’Europe, l’antithèse parfaite de sa vision et de son Eurovision.
Visuel principal : Photo de la Live Arena de Moscou © Igor