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Célia Oneto Bensaid : une pianiste de talent et de convictions !

par Helene Adam
29.04.2024

Célia Oneto Bensaid vient de sortir un superbe album, regards croisés entre la compositrice méconnue Marie Jaëll et celui qui fut son ami et admirateur, Frantz Liszt. Nous avons rencontré cette singulière artiste, passionnée par tous les aspects de son art, notamment la recherche de ce « matrimoine oublié ».

Bonjour Celia, ravie de vous rencontrer enfin, après vous avoir régulièrement appréciée dans de nombreux concerts. Vous possédez une technique d’une précision et d’une virtuosité admirable et vous avez ce petit « plus » des grands artistes, une sensibilité liée à votre amour des pièces que vous interprétez.

Quelques mots d’abord pour décrire votre parcours de pianiste ?

Merci !

J’ai commencé le piano au conservatoire d’arrondissement à Paris à 6 ans avant de poursuivre un cursus en horaires aménagés à l’âge de12 ans Conservatoire de Région de Paris. A partir de l’âge de 15 ans, les choses se sont éclaircies dans ma tête et je savais alors que je voulais devenir pianiste. J’étudiais à ce moment-là au CRR avec l’assistant de Brigitte Engerer, Emmanuel Mercier, qui m’a ouvert la possibilité de bénéficier de cours particuliers avec cette immense pianiste. Un monde s’est ouvert ! Brigitte Engerer c’était à la fois quelqu’un de redouté, une « terreur » et une artiste extrêmement inspirant et passionnant. En la rencontrant, j’ai eu un véritable déclic !

 Après avoir eu mon Bac S, j’ai passé le concours du CNSM de Paris et là, avec mon caractère un peu « boulimique », j’ai intégré les classes de piano, de musique de chambre mais aussi les trois classes d’accompagnement piano, vocal, et direction de chant.

Cela m’a aidée dans la période toujours un peu délicate lorsqu’on sort du Conservatoire et que l’on attend des engagements qui ne viennent pas toujours immédiatement. Grâce à ces classes d’accompagnement, j’ai eu du travail très vite dans divers domaines. J’ai pu continuer de me construire un bagage à la fois technique et culturel car à mon sens, la musique va bien au-delà de notre univers du piano. Mais celui-ci est déjà si vaste que, bien souvent, les pianistes ont peu de culture dans les autres domaines, celui de l’opéra, de la symphonie, du quatuor à cordes par exemple… J’avais envie d’avoir une vision plus globale, de m’inspirer des chanteurs en particulier et de tous les autres métiers de notre art.

J’ai, bien sûr, passé des concours internationaux de piano pour à la fois monter du répertoire et obtenir mes premiers engagements en tant soliste mais en même temps, j’avais déjà du travail. Je suis devenue intermittente assez jeune et j’étais déjà complètement intégrée dans la vie professionnelle au moment de sortir du Conservatoire. J’ai eu des expériences variées comme celui d’avoir fait du piano d’orchestre dans la Flûte Enchantée (où il y la fameuse partie de Glockenspiel de Papageno) avec Opéra en Plein Air, ou encore d’être cheffe de chant pour Mithridate de Mozart par exemple.

Puis mes différents prix à des concours m’ont amené à commencer à donner des récitals en Suisse par exemple et en France.

Parallèlement nous donnions également nos premiers concerts avec la soprano Marie-Laure Garnier, j’ai également participé aux ensembles en résidence à la Roque d’Anthéron, à la Grange de Meslay en 2015, à la Folle journée de Nantes en 2016.

 

Une grande richesse d’expériences et un réseau important de connaissances ?

En effet. Ces expériences m’ont permis de tisser un réseau de programmateurs parmi ceux qui font toujours partie de mes employeurs aujourd’hui. Cela m’a donné confiance en moi et laissé du temps pour construire mes premiers projets personnels, comme celui de mon premier album, sorti en 2018 autour de transcriptions d’œuvres de Gershwin et Bernstein, ce qui était une manière de faire le pont entre tout le travail de réduction d’orchestre que l’on réalise en classe d’accompagnement et le travail du récital de piano puisque ces partitions sont en soi, très complexes et exigent une virtuosité importante.

Je reste fascinée par l’opéra et par les chanteurs d’opéra et je les envie (rires) de pouvoir être mobiles sur scène, jouer un rôle, s’épanouir dans de petites mises en espace même en récital ce qui n’est pas possible avec un piano même si l’instrument a d’autres qualités précieuses comme la possibilité de transcriptions possibles infinies de toutes sortes de partitions y compris d’opéras ! Cette période de ma vie a été une succession de rencontres électrisantes qui ont conduit à une envie de conserver un pluralisme dans mes occupations professionnelles.

L’on dit de vous (et je l’ai constaté !) que vous sortez volontiers des sentiers battus, en choisissant un répertoire original en tant que soliste seule ou accompagnée d’un orchestre, mais aussi en tant qu’accompagnatrice de récital. Où vont vos préférences ?

 Ce que j’aime c’est justement passer de l’un à l’autre, l’aspect protéiforme du piano, j’aime autant retrouver la solitude du pianiste que l’aspect sociable de la musique de chambre. Je chéris ma liberté dans cette alternance et ces répertoires différents.

Au disque, les merveilleux enregistrements des grands tubes du piano sont légion, donc je les travaille bien sûr et je les joue en concert mais les graver n’a pas d’intérêt à ce stade pour moi. Plus tard peut-être quand j’aurais l’impression d’avoir quelque chose d’original à apporter à ces chefs d’œuvre. Outre des envies personnelles comme celles qui m’ont conduit à mon deuxième CD, mes projets vont en effet s’orienter plutôt des inédits, des découvertes que je fais et que j’aime partager avec les autres, avec le public.

J’aime les personnalités singulières, originales, je n’apprécie pas forcément les artistes qui font l’unanimité. Je ne vise d’ailleurs pas à être consensuelle et à plaire à tout le monde (rires). Je cultive aussi ma « différence » voire les aspérités de mon caractère.

Et que représente en nombre d’heures le travail d’une pianiste ?

Ce mois-ci par exemple, je dois jouer 4 concertos pour piano, 2 quintettes, 2 quatuors, des récitals avec Raphaëlle Moreau et Marie-Laure Garnier, soit près de cinq heures de musique sur scène. D’autant plus qu’en tant que soliste, je tiens absolument à jouer par cœur, pour me concentrer sur le son, la musique et l’acoustique avec le public. Cela m’apporte sans doute une source de trac mais cela me conduit surtout et c’est le plus important, à une véritable mobilisation artistique. Cela représente énormément de travail pour consolider ma préparation. Selon les jours j’ai le temps de consacrer 3 à 9 heures au piano ! C’est un plaisir physique et charnel dont je ne peux pas me passer et je suis attentive à l’ensemble de la préparation de mon corps pour réussir cette coordination complexe des deux mains qui doit devenir un automatisme.

J’ai d’ailleurs fait plusieurs fois un cauchemar (vraiment de pianiste !) : je prépare un concours, opus 10 n°4 de Chopin, zen tout va bien, la candidate avant moi termine sa prestation, je suis bien annoncée et l’appariteur vient me chercher mais me signale « je vous préviens, sur ce piano, les aigus à gauche ». Évidemment je suis incapable de jouer mon morceau avec une telle inversion des touches ! Et depuis, je me suis renseignée et ce type de piano existe réellement : il y a donc vraiment quelques spécimens de pianos pour gaucher où le clavier est totalement en miroir de celui que nous connaissons !

Deux métiers « de pouvoir » dans la musique classique ont été très longtemps dominés voire exclusivement occupés par des hommes, celui de chef d’orchestre et celui de compositeur. Vous êtes considérée comme l’une des musiciennes qui œuvre le plus à la redécouverte du « matrimoine » musical c’est-à-dire aux œuvres de compositrices « oubliées », parlez-nous de cette expérience !

Aux deux métiers cités on peut d’ailleurs ajouter celui de dirigeant de structures telles que les salles de concert, les opéras, les festivals et autres manifestations ! Quand Emilie Delorme est arrivée à la direction du CNSM de Paris, elle était la première femme à la tête de cette institution et cela a semblé « bousculer » le milieu…

Pendant des années j’ai pensé qu’il n’y avait pas eu de compositrices, je n’avais même pas réalisé à vingt ans que je n’avais travaillé que sur des œuvres de compositeurs. Bien sûr je connaissais quelques noms de manière anecdotique comme celui de Clara Schumann, Fanny Mendelssohn ou Lili Boulanger mais je les percevais comme des exceptions qui confirmaient la règle en quelque sorte.

 

Et c’était souvent des « femmes de »

Oui ou des sœurs de… et quand on commence à découvrir cette « face cachée » de la composition et de l’histoire de la musique, à mettre le doigt dans cet engrenage, on n’est pas déçu ! Pour remettre en cause le système patriarcal de notre société, il faut prendre conscience de cette réalité et la questionner. Cela renverse parfois un peu les tables mais c’est nécessaire si on ne veut pas s’habituer à des archétypes très discutables.

Et pour moi cette révélation est venue à l’âge de 25 ans ! J’étais alors déjà amie avec Camille Pépin, compositrice de mon âge, et créatrice de plusieurs de ses œuvres. C’était avant qu’elle soit très reconnue et tous les médias soulignaient le caractère exceptionnel du fait qu’une femme compose, parlant davantage de son sexe que de ses qualités musicales. J’ai fait alors le constat qu’effectivement je connaissais très peu de compositrices et je suis partie à la recherche de partitions pour vérifier mes « impressions ».

Ma première découverte est celle de la Sonate pour violon et piano de Marguerite Canal que j’ai joué au festival « Présences compositrices » de Claire Bodin. Marguerite Canal est décédée en 1978 donc finalement assez récemment ! Elle a été la deuxième femme Grand prix de Rome après Lili Boulanger. Elle a été également accompagnatrice de la soprano Ninon Vallin.  Après cette découverte, j’ai décidé de monter chaque année au moins une œuvre de compositrice, j’ai ainsi joué du Mel Bonis, du Cécile Chaminade, du Marguerite Canal, du Marie Jaëll etc.

Puis j’ai découvert Rita Strohl et ai fait la rencontre d’Héloïse Luzzati au téléphone pendant le confinement.  Elle me contactait à propos de son festival « Un temps pour Elles » qui voyait le jour dans ce contexte si particulier. Grâce à elle, j’ai découvre par la suite elle Charlotte Sohy, Jeanne Leleu, elle aussi disparue en 1978 et ayant obtenu le premier prix de Rome, elle aussi déjà oubliée (!).

Pour revenir à Marie Jaëll, son catalogue de piano considérable représente plus de quatre heures de musique comprenant des chefs d’œuvre abordables par des pianistes non chevronnés et d’autres qui sont très virtuoses comme les pièces de Dante ou ce concerto que je viens d’enregistrer.

En fait, le nombre de compositrices récemment redécouvertes ou à découvrir encore est considérable ?

Tout à fait ! Héloïse Luzzati a lancé il y a cinq ans un calendrier de l’avent pendant le mois décembre avec chaque jour le portrait d’une compositrice différente et un extrait de son œuvre. Cela nous donne déjà quatre fois vingt-quatre compositrices, presque toutes inconnues avant cette publication de la Boite à Pépites.

Je finis fini d’ailleurs actuellement mon master de pédagogie au CNSMDP et ai consacré mon mémoire sur un projet de création d’anthologie pour piano (du 1er au 3ème cycle) dédiée à des compositrices. Il y en a de toutes les nationalités !

Comment avancer dans la réhabilitation de ce pan de la composition ?

Le rôle de l’édition musicale est fondamental. Car si ces compositions restent des partitions uniquement accessibles en bibliothèque, leur diffusion restera très compliquée. Il faut donc qu’elles soient enregistrées et publiées, ce qui entraine souvent la possibilité ensuite de les voir figurer au programme de concerts et encourage les artistes à les valoriser directement.  Personnellement, c’est un pan de mon activité qui me motive énormément : « monter » de nouveaux répertoires. Je reçois désormais des mails du monde entier d’autres pianistes qui veulent jouer Jaëll, Leleu et d’autres, et qui me demandent de leur envoyer leurs partitions. Beaucoup de ces partitions sont dans le domaine public. Cela ne coûte rien de les éditer ! Il faut vraiment que le monde de l’édition rejoigne le mouvement pour que l’on avance ensemble ! Et ensuite cela facilitera le travail de nouveaux interprètes pour ajouter ces œuvres à leur répertoire de concert et d’enregistrement.

Citons le travail fait par le label de la « Boite à pépites », notamment les publications des œuvres de Rita Strohl, Jeanne Leleu, Charlotte Sohy

 

Héloïse (Luzatti) et moi aux côtés d’autres interprètes, avons beaucoup déchiffré ensemble ces partitions inédites.

C’est un gros travail qui se fait parfois sur des manuscrits pas toujours parfaitement lisibles, des originaux raturés, bref ce n’est pas de tout repos. Il nous arrive de déchiffrer des partitions qu’on ne considère pas de qualité : le fait qu’il s’agisse d’une compositrice n’est pas un argument suffisant. Il faut « trier », et avec exigence avant d’exhumer !

Mais lorsque nous découvrons des « pépites » à l’occasion de notre travail de déchiffrage, alors nous envisager de les jouer voire même de les enregistrer.

Ensuite vient la recherche des interprètes pour ces morceaux souvent jamais joués : Le trio opus 24 de Charlotte Sohy par exemple, nous l’avions déjà joué avec Nikola Nikolov, Xavier Phillips, c’est donc naturellement que nous l’avons enregistré ensemble (référence CD Sohy).

Pour Jeanne Leleu, c’est pareil, on a eu un coup de foudre tous les quatre, l’équipe du quatuor avec piano, et on a pensé à la voix de Garnier pour incarner les sonnets de Michel Ange car cela entre tout naturellement dans son répertoire.

Pour les mélodies de Rita Strohl on a imaginé les interprètes qui conviendraient le mieux. C’était important qu’il y ait plusieurs voix différentes. J’adore le duo formé par Adèle Charvet et Florian Caroubi et je les ai recommandés à Héloïse pour les 10 Poésies. Et pour le deuxième des trois volumes consacrés aux œuvres de Rita Strohl, et plus spécifiquement à sa musique instrumentale de chambre, nous serons deux pianistes, Tanguy de Williencourt et moi-même, parmi de multiples instrumentistes aux cordes. Le CD est prévu pour juin, il y aura un troisième album, pour la musique orchestrale et l’ensemble de ces pièces est inédit !

Nous élargissons vraiment beaucoup la participation à de nombreux musiciens au-delà de l’équipe qui a travaillé pour l’album consacré à Jeanne Leleu.

Répertoire inédit signifie que l’on ne peut pas se baser sur l’écoute d’enregistrements existants. Ce n’est pas évident …

 

En effet on se positionne de manière un peu audacieuse mais en même temps on est libre de trouver le meilleur sans se laisser influencer par ce qui a été fait. L’idéal serait qu’on aborde tous les répertoires de cette manière en se basant sur les indications de la partition et le contexte de la création, ce que la compositrice avait dans l’oreille et de quel type d’instrument elle disposait : les accords répétés qu’on trouve chez Schumann sont difficiles à réaliser sur les pianos modernes beaucoup plus lourds par exemple.

Ce n’est pas toujours facile de trouver des interprètes puisqu’il n’y a pas de modèle en quelque sorte. La plupart du temps l’œuvre n’a pas été jouée ou en tous cas, pas enregistrée. Il faut donc revenir à l’origine de la composition, le contexte de l’époque, la manière de jouer, le type d’instrument … C’est presque de l’archéologie !

Mais c’est très gratifiant. On ne se sert pas soi-même évidemment mais par contre, on sert la musique et ces compositrices et l’on espère qu’ensuite chacun aura envie de jouer Rita Strohl, par exemple!  L’idée est aussi de donner envie à de plus en plus d’interprètes de jouer ces œuvres !

 Concernant ce répertoire oublié, le comportement du spectateur n’est pas forcément le même : si on écoute Beethoven et qu’on n’aime pas on pense que c’est l’interprète, si c’est Strohl on pense que la compositrice (sourire). L’idée c’est qu’on contraire on se dise « Rita Strohl c’est de la bombe ! »

Vous aimez également travailler avec des compositeurs contemporains et vous êtes même dédicataire de créations de Camille Pépin par exemple. Comment appréciez-vous cette autre expérience ?

 

J’ai créé en effet quelques œuvres de Camille Pépin, j’aime beaucoup son langage musical, je prépare un nouveau programme de récital avec sa nouvelle pièce.

Grâce au festival Nouveaux horizons de Renaud Capuçon à Aix-en-Provence, j’ai pu créer des pièces de David Hudry, de Diana Syrse, de Thomas Lacôte, c’était très difficile mais passionnant.

J’ai pu travailler avec Kaija Saariaho en 2020 pour un concert au festival d’Aix-en-Provence avec Marie Laure Garnier.

Et j’ai aussi travaillé avec une compositrice que j’aime beaucoup, Joséphine Stephenson, qui pour l’instant ne compose pas beaucoup pour le piano mais plutôt pour la voix, qui a été beaucoup jouée au Festival Présences cette année.

Je trouve important en tant qu’interprète d’être aussi connecté avec des compositeurs vivants, avec les styles d’aujourd’hui, savoir ce qui se fait et se créée ! J’apprécie beaucoup leur travail. Avec les Anciens, on a souvent un rapport rigide à la partition qui est sacrée et intouchable.  Avec les contemporains, c’est plus souple, on peut discuter des nuances, de certains passages, et « prima la musica » devient un slogan réel.  Celui qui compose actuellement le fait souvent avec un instrumentiste, un chanteur, son interprète et aime vérifier que ce qu’il écrit est jouable ou chantable, surtout que les compositeurs sont plus rarement restés des instrumentistes alors qu’autrefois on jouait sur scène et on composait. Les métiers se sont scindés. J’ai remarqué que les compositeurs ont d’ailleurs souvent le trac vis-à-vis du public.

Vous avez précédemment enregistré et publié “American Touches” autour de Gershwin et Bernstein en 2018, puis  « Songs of Hope », avec Marie-Laure Garnier. Quelques mots sur ces expériences originales ?

« Songs of Hope », c’est mon premier projet « disque » avec Marie-Laure Garnier. Nous voulions croiser des mélodies françaises à caractère sacré, de Poulenc – dans son versant moine plutôt que voyou-, et de Messiaen, avec des Negros spirituals. Ce répertoire est originellement a capella donc quand on le présente avec un piano, on fait appel à des arrangements faits par des compositeurs ayant fait des études de composition de musique occidentale :  cela devient un réel métissage. Cela fait partie de la culture d’origine de Marie-Laure puisqu’elle a grandi en Guyane et qu’elle a chanté ces airs comme ceux du Gospel, depuis enfant. Donc il y avait aussi un côté « retrouver ses racines » pour elle.

« American Touches » est mon premier disque ! C’est un peu mon propre retour aux sources, car j’ai grandi avec des cassettes de comédie musicale et, mes parents ont dû « subir » beaucoup de spectacles fait par leur enfant avec des chorégraphies, chants, danse sur ces thèmes . J’ai eu envie de faire des transcriptions pour le piano : An American in Paris, West Side Story, trois préludes de Gershwin, l’ouverture de Candide de Bernstein et une œuvre de Bernstein pour piano seul  qui s’appelle Touches C’est un répertoire génial, c’est un véritable anti-dépresseur.

 

Et vous aimez accompagner d’autres solistes instrumentistes comme les violonistes Raphaëlle Moreau ou Renaud Capuçon, et lyriques comme Elsa Dreisig et Marie-Laure Garnier, et bien d’autres.

 

Les pianistes accompagnateurs sont d’une manière générale un peu dévalorisés alors que la partie piano est souvent très difficile : dans une sonate piano/violon de Beethoven, on aura tendance à considérer que le violon joue une véritable mélodie virtuose et que le piano l’accompagne alors que la réalité n’est pas du tout celle-là et c’est la même chose pour les Lieder.

Beaucoup de pianistes accompagnateurs sont moins considérés et les plus célèbres le sont souvent à cause de la notoriété du chanteur qu’ils accompagnent, je pense à Helmut Deutsch avec Jonas Kaufmann même si ce dernier est très respectueux de celui qui a été son professeur de Lieder. Ce qui n’est pas le cas de tous les chanteurs, il arrive même que le nom du pianiste soit en tous petits caractères voire absents sur les affiches de concert ou les disques.

Personnellement, le fait que je fasse des concerts solos et des concerts d’accompagnement correspond à mon refus d’être confinée dans une case particulière. Cela me protège en quelque sorte et me permet d’être nommée à titre égal avec Marie-Laure Garnier alors que si je n’étais pas aussi soliste, je pense que ce ne serait pas le cas. Et je crois qu’il faudrait changer cette appellation dévalorisante d’« accompagnateur » pour donner une réelle égalité à deux artistes qui se produisent ensemble. Les anglo-saxons parlent de « collaborative pianist », nous avons une réflexion à mener en France. En réalité il s’agit bien d’un duo !

Vous jouez également avec différents orchestres et notamment pour cet enregistrement, celui d’Avignon-Provence sous la direction de Débora Waldman, autant dans le grand répertoire que dans des œuvres plus rares comme ce fameux concerto de Marie Jaëll votre dernier album qui sort le 26 avril prochain et dont nous allons parler. Après votre album solo dédié à ses pièces de Dante parlez-nous de ce nouvel événement : ce choix d’allier Jaëll et Liszt ce que vous aviez déjà fait lors du récital entendu salle Cortot.

 

Marie Jaëll,  je l’ai découverte avec ces pièces de Dante dont le titre exact est « Ce qu’on entend dans l’enfer, le purgatoire et le Paradis ». Je les ai jouées en concert puis enregistrées au disque (mon troisième album) pour le label Présence Compositrices. J’aime son style, sa passion, sa composition, la richesse de la partition et j’ai voulu continuer d’explorer son répertoire. J’ai imaginé en juin 2022 de mettre en regard les 1erconcerti de Jaëll et de Liszt avec qui elle a beaucoup travaillé. Je ne voulais pas mettre Jaëll dans un « ghetto ».

Au même instant ou presque, Débora Waldman écrit à mon agent pour m’inviter dans ce concerto qu’elle compte diriger et enregistrer ! Coïncidence presque miraculeuse ! J’y ai vu un signe !

Parallèlement à cela s’est mise en place une résidence pour moi, à l’Opéra d’Avignon, qui vient de s’achever et qui a duré deux saisons. J’ai naturellement proposé ce projet de CD à Débora Waldman et l’ONAP, et les choses se sont ainsi faites très naturellement.

Le 1er Concerto de Liszt  est l’un des premiers que j’ai travaillé à 16 ans avec Brigitte Engerer, qui a été à l’origine de mon rapport-passion avec le piano… je reviens à une madeleine en quelque sorte…

Et travailler avec Débora Waldman, cheffe très à l’écoute des interprètes a été un vrai bonheur.

Vous parlez de votre découverte de Marie Jaëll, et de la « grande fascination » qu’elle exerce sur vous.

 

C’est vrai, j’aime énormément sa musique et son histoire comme sa personnalité me touchent. J’ai décortiqué tous les articles à son sujet, pour essayer de comprendre l’artiste qu’elle était.

Fougueuse, passionnée, et se lançant dans des projets d’envergure, le moins que l’on puisse dire c’est que Marie Jaëll a fait parler d’elle !

C’est une compositrice française par choix puis qu’elle est alsacienne et a opté pour la nationalité française mais elle était bilingue et possédait une double culture. Dans son écriture musicale je trouve qu’on entend surtout son versant germanique avec un orchestre massif. L’orchestre et le piano jouent souvent par blocs donc en dialogue permanent, en confrontation presque en opposition. C’est assez différent du concerto de Liszt de ce point de vue où l’on a un orchestre étoffé mais utilisé très souvent avec des pupitres de solos, sous forme de nappes, donc beaucoup plus léger et virevoltant rarement en tutti ; Jaëll orchestre d’une manière plus germanique rappelant plutôt les styles de Brahms ou de Wagner.

Ils ont l’un et l’autre ajouté des cuivres à leur orchestration en recherchant des sonorités différentes puisque pour Jaëll, ce sont 4 cors, et pour Liszt, 4 trombones.

Parallèlement à cette orchestration différente, la partie piano par contre est très virtuose dans les deux cas et fait appel en permanences aux octaves et aux déplacements d’octaves que j’ai dû énormément travailler. On sent que ce sont deux grands virtuoses qui composent avec de grands moyens techniques. Pour Marie Jaëll, il y a aussi l’aspect de l’endurance puisque son 1er concerto est très long : il dure 32mn. On est sur un format classique en trois mouvements. Celui de Liszt est deux fois plus court et il est beaucoup plus fantaisiste, les mouvements s’enchainent. Il faut savoir également que Marie Jaëll a joué à de nombreuses reprises le 1er de Liszt, j’ai retrouvé beaucoup de coupures de presse qui relatent et encensent son interprétation.

J’ai complété le programme avec la troisième Mephisto-valse qui est dédiée à Marie Jaëll, et qu’elle a en réalité terminé elle-même de composer : il s’agit presqu’en réalité d’une écriture à quatre mains. Je trouvais que c’était hyper beau de faire le pont entre elle et lui au travers de cette belle valse si peu jouée.

Saint Saëns, son professeur au Conservatoire, disait d’elle : « une seule personne dans le monde [mise-à-part Liszt] peut jouer Liszt : Marie Jaëll.

 

Saint-Saëns l’a en effet beaucoup soutenue et l’admiration de Liszt qui disait d’elle « un nom d’homme, et vos partitions seraient sur tous les pupitres » a été décisive dans sa carrière. Je pense qu’il la soutenait beaucoup parce qu’il avait du respect pour la compositrice mais aussi pour la pianiste. Elle a été la première à jouer l’intégrale des sonates de Beethoven (sur 6 récitals Salle Pleyel) en France, elle jouait l’intégrale des œuvres pour piano de Liszt également. C’est difficile à imaginer, mais c’est certainement du niveau aujourd’hui d’une pianiste comme Martha Argerich. Et ce premier concerto qu’elle a composé, elle l’a écrit pour elle et ses moyens techniques hallucinants !

Ce que j’aime aussi chez elle c’est qu’elle est à l’antipode des idées reçues sur le style des compositrices. On est souvent dans une recherche de sonorité puissante, massive. Dès lors que l’on est dans un répertoire symphonique comme un concerto, cela montre que des moyens financiers importants ont été dégagés pour elle, et donc que c’était une figure qui comptait.  Elle a énormément de personnalité et de caractère, c’est quelqu’un qui se passionnait, qui s’emballait dans ses propos.

Au niveau des enregistrements, c’est encore assez restreint : PBZ a réalisé un bel album qui lui est consacré et la pianiste allemande Cora Irsen a publié une intégrale des œuvres pour piano de Jaëll (Label : Querstand – WDR, 2015).

Je rejouerai le Liszt et le Jaëll avec l’orchestre de Bretagne les 10 et 11 mai à Rennes puis à Saint Pol de Léon.

Pour le premier concerto de Marie Jaëll, à ma connaissance, nous sommes le troisième enregistrement avec cet album qui sort le 26 avril et sera mon premier projet avec un orchestre ce qui est une expérience fondatrice, d’autant plus que nous avons pu développer une très belle relation de confiance avec l’orchestre et Débora Waldman.

Merci et bonne chance pour la suite !

 

 

A propos du CD

C’est un fabuleux enregistrement qui allie virtuosité et expressivité et souligne les immenses qualités d’une compositrice injustement oubliée. Le choix original d’avoir enregistré les deux concertos numéro 1 de ces deux immenses artistes, qui s’admiraient et s’estimaient mutuellement, fait de ce CD, une référence pour tous les amoureux de cette riche période musicale. Et la Méphisto Walz numéro trois, rare et précieuse, complète avantageusement ce précieux CD, en témoignant du travail en commun et en symbiose parfaite de deux compositeurs de génie. Célia Oneto Bensaid poursuit un parcours singulier et passionnant, et nous avons hâte d’en connaitre la suite !

 

 

  • Concerto numéro 1 de Marie Jaëll
  • Mephisto Walz numéro 3 de Franz Liszt
  • Concerto numéro 1 de Franz Liszt

Célia Oneto Bensaid, piano

Orchestre National Avignon-Provence sous la direction de Débora Waldman

1 CD NoMad, sortie le 26 avril

Photos : © Lyodoh Kaneko