Julia Ducourneau, Palme d’or 2021 pour Titane, était très attendue pour son retour en compétition officielle, avec un film qui a créé un climat électrique ce lundi 19 mai : du côté de la projection officielle, la bande se serait arrêtée ; du côté de la salle et de la presse, les images et la musique forte d’Alpha ont mis l’ensemble de l’audience très mal à l’aise. Un film qui semble condenser beaucoup des années 1980 et qui offre des rôles exceptionnels à ses trois acteurs principaux.
Un homme très maigre (Tahar Rahim a perdu 20 kilos pour le rôle) compte les plaies sur son bras. Une petite fille de 5 ans les joint par un dessin. Il est très mal en point et clairement en overdose. Mais il promet à la petite fille à barrettes qu’il a quelque chose pour elle. Et quand il ouvre la main, il en sort une coccinelle. L’image de Ruben Impens et la musique de Jim Williams sont immédiatement et physiquement prenantes et clivantes. Il y a un peu toute la face sombre des années 1980, de Carrie aux Nuits Fauves, en passant par Mauvais Sang, dans ce film où héroïne et bashing à l’école cohabitent et où une maladie rôde, qui pétrifie les humains, même les plus jeunes. Et potentiellement l’héroïne du film : Alpha, 13 ans, des lunettes et une furieuse envie de vivre.
Le lien entre l’homme junkie et la petite fille devenue adolescente, c’est la mère, médecin, d’origine berbère modeste, devenue bourgeoise et qui s’en excuse en s’occupant de tout le monde avec abnégation. Golshifteh Farahani incarne le moins intéressant des trois personnages principaux avec une délicatesse fascinante, et, en bonus, on adore sa permanente !
Le va-et-vient entre deux moments des années 1980 permet de dédoubler les points de vue et de révéler ce qui fait peur et ce qui se transmet : « le vent rouge ». Or, dans Alpha, il faut dire aux âmes sensibles qu’il y a beaucoup de sang et que ce dernier ne saurait mentir. Alpha, 13 ans, aime la nuit, les soirs de pluie, et oublier tous les sacrifices de sa mère. Au point de se retrouver tatouée avec une aiguille sale d’un immense « A » qui s’infecte. Sera-t-elle, elle aussi, infectée ? C’est ce que pensent ses camarades de classe terrorisés, et c’est tout l’enjeu du film. Ou sa mère saura-t-elle la protéger ? On en sait un peu plus quand une prise de sang est faite, avec un vaccin antitétanique…
Dans cet Alpha qui divise, la « revisite » des années sida paraît bégayer un peu. Mais en même temps, pendant les deux tiers du film, Julia Ducourneau remet une part de son âme adolescente, cette âme brutale et un peu gore mais tellement juste, pour illustrer nos pires craintes – ce qu’on avait adorée dans Grave en 2016… L’image et les personnages sont plus chaleureux que dans Titane et la réalisatrice célèbre avec gourmandise la mode mais aussi la manière de vivre et de mourir avec fureur de ces années aussi et encore un peu punk. On est loin des nostalgiques ors de la République mis en avant par Stéphane Dumoustier dans son Inconnu de l’arche. Il y a une urgence et une ténacité dans Alpha qui prend aux tripes. Il y a une direction d’acteurs à couper le souffle. Mais il y a aussi, parfois, l’impression que la cinéaste se regarde filmer, et la dernière demi-heure nous laisse songeuse, tant elle est mystique et grandiloquente. C’est dommage parce que si la réalisatrice avait pris le temps de finir de manière resserrée, le malaise serait devenu une obsession… Reste la possibilité d’un prix pour Tahar Rahim jamais aussi bien dirigé depuis Un prophète.
Alpha de Julia Ducourneau, avec Tahar Rahim, Golshifteh Farahani, Mélissa Boros, Emma Mackey, Finnegan Oldfield, Louai El Amrousy, France 2025, 2h, en compétition officielle au 78e Festival de Cannes. Sortie prévue le 20 août 2025.
Visuel (c) Diaphana