«Burning Scarlett» : l’art de déconstruire les classiques

Autant en emporte le vent au 21e siècle ?

Peut-on représenter Autant en emporte le vent au 21e siècle ? Un récit « raciste, sexiste, grossophobe, petitebitophobe, » comme nous le rappelle l’avant-propos porté par l’une des comédiennes, Vanessa Amaral – celle qui jouera le rôle de l’esclave attitrée de Scarlett O’Hara, le personnage valant pour les nombreux esclaves noirs qui apparaissent dans le roman et dans le film. La distanciation critique est donc mise en exergue, et des rappels à intervalles réguliers, dans un espace à mi-chemin entre la fiction et la réalité – telle l’interjection « On a un problème avec la vérité historique, Ashley ? », adressée à un personnage qui s’apprête à participer à la création du Ku Klux Klan – maintiennent le public dans cette tension réflexive : les récits populaires problématiques ont-ils prise sur nos imaginaires ? quelle est leur poids politique dans nos représentations ? doit-on arrêter de les lire, de les voir et de les jouer pour autant ?

Un traitement intelligent de l’œuvre

En tous cas, la réponse à cette dernière question est ici très claire : elle est négative. Et tant mieux. Le traitement intelligent de l’œuvre permet de ne pas tomber dans le travers de la complaisance, tout en soulignant ce qu’elle peut avoir de positif : le personnage de Scarlett O’Hara est fascinant justement parce qu’il est fait de contrastes vertigineux, par certains aspects détestable, par d’autres admirable – un personnage de femme puissante, indépendante, capable de tracer son propre chemin à la force de sa volonté. Un destin exceptionnel intégré à un récit épique et historique, la guerre civile états-unienne formant, avec l’esclavage et la représentation idéalisée du monde des plantations, le fond sur lequel se déroule le récit. La violence des batailles est majoritairement reléguée hors-champ, et ne s’invite sur scène que par le truchement de témoignages rapportés, mais la contagion qu’elle déclenche, sa propagation dans les relations humaines et dans la société, sont rendues très manifestes.

Du théâtre de rue spectaculaire en Cinémascope : une pièce à effets formidablement jouissive

L’interprétation de Burning Scarlett, resserrée autour d’une petite galerie de personnages, est portée de façon épatante par cinq comédiennes qui ont chacune leurs rôles féminins et masculins attitrés – jolie façon de résoudre par le dispositif la charge sexiste du récit, même si le cliché réducteur de la southern belle est aussi assumé dans la sensualité du personnage de Scarlett, notamment lors d’une scène mémorable prenant pour décor une baignoire posée sur scène. Ce dernier personnage est particulièrement réussi, et interprété sur le fil par une comédienne qui arrive à composer avec toutes les nuances de cette femme hors normes – et la réplique lui est donnée notamment par un Rhett Butler incarné de façon assez incroyable, avec un charme, une vulgarité et une morgue qui lui conviennent à ravir. Les répliques sont pleines d’esprit, souvent même franchement drôles, même si l’humour se fait parfois grinçant, comme quand l’esclave se voit reprocher de faire trop de bruit avec ses chaînes. Les costumes soignés ne seraient pas hors de propos sur un plateau de tournage de cinéma. Mais ce qui rapproche la représentation du 7e art – au-delà de la référence, impossible à ne pas faire pour qui l’a vu, au film de Victor Fleming – c’est surtout la mobilisation d’effets spéciaux impressionnants.

Less will be more : du grand spectacle très habilement mis en scène

En effet, la scène initialement très dépouillée, sorte de runway drapé de blanc qui trône au milieu d’un parking, se révèle truffée de machines de spectacle – élévateur, tournette, ventilateurs verticaux – en même temps qu’une débauche d’effets – fumée, mousse, explosions – attendent en coulisses, de sorte que l’espace de jeu ressemble à un champ de bataille à la fin de la représentation. On se dit presque, parfois, que c’est un peu trop, et la sobriété efficace de certains effets – la représentation d’Atlanta ou de la plantation de Tara sous forme de maquettes par exemple – fait parfois du bien. Mais la montée en régime du spectacle se fait très graduellement, et on ne peut nier que les images produites sont superbes pour certaines, et également dramaturgiquement appropriées – après tout, il s’agit d’un récit de guerre civile et de violence raciale, plein de bruit et de fureur. Le spectacle culmine dans une apothéose qui laisse une bonne partie du public bouche bée. C’est certes du grand spectacle – mais c’est du grand spectacle bien amené et très habilement mis en scène.

Burning Scarlett ne reboucle pas sur son questionnement critique à la fin de la pièce, et laisse donc les spectateurices se faire leur idée sur le fond ; sur la forme, il est certain que ce spectacle est fait pour en mettre plein les yeux, et qu’il réussit parfaitement dans cette fonction, au service d’une interprétation de première classe de la part de cinq comédiennes totalement convaincantes.