Le boycott, c’est-à-dire, la cessation volontaire de toute relation avec un individu, un groupe, un pays et le refus des biens qu’il met en circulation, est un geste puissant. Qu’il soit économique, politique ou culturel, il permet à une opinion publique qui se veut mondialisée de se désolidariser et même d’affaiblir une situation d’abus ou d’oppression.
Dans les dernières années, les boycotts qui ont touché certain·e·s artistes russes, états-unien·ne·s ou israélien·nes nous ont beaucoup fait réfléchir. Notamment parce que les artistes ne sont pas lié·e·s par leur nationalité et que leurs œuvres sont souvent elles-mêmes critiques. Or, dans les dernières semaines, le boycott est devenu un geste réflexe contre tou·tes les artistes et penseur·euses israélien·nes pour condamner la politique de Benyamin Netanyahou.
Dernier épisode en date : l’Eurovision, où plusieurs pays comme la France, l’Espagne, les Pays-Bas, l’Irlande, la Slovénie ou l’Islande, ont menacé de se retirer du concours si Israël venait à participer. L’onde de choc dépasse désormais le champ du divertissement, colloques universitaires, concerts, expositions, festivals. Rien n’échappe à la tentation de couper le lien. À Gand, en Belgique, le Festival de Flandre a annulé un concert du chef d’orchestre israélien Lahav Shani , pourtant reconnu pour ses prises de position en faveur de la paix, jugeant qu’il n’avait pas « suffisamment clarifié » son attitude vis-à-vis du « régime génocidaire » israélien. Quels sont les critères de clarification attendus ?
Le constat est brutal : Gaza vit sous les bombes. Que ce soit un génocide pour des universitaires tel·le·s que l’historien Vincent Duclert, la professeure de droit Julie Grignion ou encore Amos Goldberg, historien spécialiste de la Shoah à l’Université hébraïque de Jérusalem, ou un crime de guerre ou crime contre l’humanité pour d’autres, tels l’historien Iannis Roder, le juriste Yann Jurovics ou l’avocat François Zimeray, la violence inouïe menée par le gouvernement israélien exige d’être dénoncée avec force. Mais le boycott est-il la seule réponse que la culture peut apporter ?
Quand cinq universitaires se retirent d’un colloque au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, arguant des partenariats institutionnels israéliens, ils ne visent pas un gouvernement, mais une doctorante médiéviste. Quand un chef d’orchestre est déprogrammé malgré ses engagements pacifistes, c’est l’individu, et non l’État, qui paie le prix de l’isolement. Et lorsque des festivals ferment leurs portes à des artistes israélien·ne·s, c’est la circulation des œuvres et des idées qui s’effondre.
Or, même au cœur de la guerre froide, les chercheur·euse·s n’ont jamais cessé de se parler. Et c’est parce qu’ils ont pu être publiés de manière clandestine en URSS, mais aussi à l’Ouest, que des textes comme Docteur Jivago, la Pensée Captive ou l’Archipel du Goulag ont permis de mesurer ce qu’il se passait derrière le rideau de fer. Quand elle cesse de se prétendre « Au-dessus de la mêlée » – pour reprendre le mot de Romain Rolland –, la République des Lettres survit aux régimes, aux frontières, aux idéologies. C’est précisément parce que les savoirs et les créations circulent qu’ils peuvent résister aux pouvoirs, les contredire, les miner. Fermer cette circulation, c’est confondre une université avec un ministère, une chorégraphe avec un général, un musicien avec un Premier ministre, un Premier ministre qu’ils ne soutiennent pas forcément.
Résister, aujourd’hui, ce n’est pas rompre les fils ténus qui relient les universités, les scènes, les ateliers, les festivals. Résister, c’est maintenir ces fils, les tendre, les multiplier. Parce que ce sont eux qui permettent encore de penser contre la guerre, de témoigner, d’imaginer un futur où l’existence d’Israël n’est pas un prétexte à la mort des Palestiniens, et où le savoir comme l’art ne deviennent jamais des instruments des États.