L’écrivain et essayiste franco-algérien Boualem Sansal, naturalisé par le Président Emmanuel Macron en personne en 2024, est emprisonné depuis le 16 novembre. Arrêté au poste frontière de l’aéroport d’Alger en provenance de Paris, la disparition subite de l’auteur de 75 ans pendant près de six jours a immédiatement alerté ses proches, collaborateurs, ainsi que le gouvernement et les médias français.
C’est en vertu de l’article 87 bis du code pénal qui sanctionne : « comme acte terroriste ou subversif, tout acte visant la sûreté de l’État, l’intégrité du territoire, la stabilité et le fonctionnement normal des institutions. », amendement introduit en juin 2021, qu’a été mis l’auteur sous les verrous. Le gouvernement militaire du Président Abdelmadjid Tebboune, élu en décembre 2019 puis réélu en septembre 2024, cherche à solidifier un arsenal juridique chancelant. L’arrestation de l’essayiste, qui, pour la seconde fois, a été transféré dans une unité pénitentiaire de soins d’un hôpital d’Alger lundi 16 décembre, suscite des réactions vives et contrastées au sein de l’ensemble des élites intellectuelles, médiatiques et politiques en France comme à l’étranger. Boualem Sansal, célèbre pour ses critiques acerbes envers le régime algérien et l’islamisme, est connu pour son œuvre qui explore sans détour des thématiques sensibles comme l’histoire de l’Algérie, la mémoire collective et les rapports avec la France, la colonisation — L’inquiétude idéologique souvent instrumentalisée à dessein par certaines figures politiques comme Eric Zemmour ou les franges les plus extrêmes du RN, tout comme des acteurs médiatiques qui surfent volontiers sur les théories du « grand remplacement », d’une dissolution de l’occident de sa culture « à cause de l’immigration massive ».
L’arrestation de Boualem Sansal porte à 228 le nombre de prisonniers d’opinion. Lors d’une interview donnée au média digital d’extrême droite Frontières le 2 octobre dernier, au micro de l’ancien « Livre noir », l’écrivain déclare : « La France n’a pas colonisé le Maroc, pourquoi ? Parce que c’est un grand état ! C’est facile de coloniser des petits trucs qui n’ont pas d’histoire, mais coloniser un état, (le Maroc), c’est très difficile. » Ce n’est pas sur ces seules déclarations polémiques, pour sûr, que l’auteur est arrêté, mais le prétexte est à saisir. Plus encore, toujours lors de l’interview : « Quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie ouest de l’Algérie faisait partie du Maroc : Tlemcen, Oran et même jusqu’à Mascara (…) Quand la France colonise l’Algérie, elle s’installe comme protectorat au Maroc et décide comme ça, arbitrairement, de rattacher tout l’est du Maroc à l’Algérie, en traçant une frontière. » C’est l’outrage de trop à une Algérie soucieuse de ses apparences. La remise en cause de ses frontières, sous-entendant une « illégitimité » quant à sa souveraineté sur une partie de son territoire, sur fond de relations diplomatiques extrêmement compliquées avec le Maroc, finit a priori de diligenter cette arrestation. L’inconscient collectif est instinctivement, historiquement, très réactif quand à la question géographique de ses limites et de son intégrité, est débattue, voire seulement « sujet ». Le gouvernement sait instrumentaliser ce réflexe. C’est ce qu’il fait pour justifier le nombre croissant d’incarcérations, que l’égratignure soit légère ou profonde. Apparaissant, de fait, comme de plus en plus refermé sur lui-même et répressif, autoritaire.
L’œuvre de l’auteur n’est pas sans compter dans cette mise au silence brutale. En 2008, il publie « Le Village de l’Allemand ou le Journal des Frères Schiller », il y compare le lien entre le nazisme et l’islamisme radical, à travers l’histoire de deux frères algériens découvrant que leur père, un ancien nazi, s’est réfugié en Algérie après la guerre. Ce livre établit une sorte de parallélisme entre les idéologies totalitaires nazies et islamistes. Il est suivi de « 2084 : La fin du monde » en 2015, ne cachant rien en vue de son titre à une ambition « orwellienne », il y décrit ce que pourrait être une société dystopique dans un monde sous le joug d’une théocratie totalitaire, qui, de manière à peine voilée, sous-tend que le régime religieux et totalitaire serait issu d’un islam radical. Enfin, plus récemment, dans des déclarations publiques, interviews, tribunes et essais, il perpétue et installe son discours avec des déclarations qui font grand bruit. Il déclare que l’islamisme est : « Le plus grand danger pour l’humanité depuis le nazisme. », s’inquiète d’un « aveuglement historique face à l’islamisme ». Chaque fois ses déclarations sont relayées et font les choux gras de la presse. Boualem Sansal devient un « collaborateur » idéologique de choix pour une extrême droite française qui voit en lui un personnage qui peut soutenir ses théories, « grand remplacement ». L’Algérie, quant à elle, se tend, une grande partie de la communauté musulmane aussi dénonce ces propos. Boualem Sansal, dans des romans et essais, mais surtout dans des déclarations, au fil des années, se départit d’une partie substantielle de l’ambiguïté qui entoure une œuvre fictionnelle, par des sorties médiatiques assez équivoques.
Lundi 16 décembre, François Zimeray, avocat en France de l’écrivain, avait dénoncé le transfert de son client vers la prison de Koléa, à 35 km d’Alger, ni sa famille, ni la défense n’ont été prévenus. Au soir, il insiste sur l’état de santé de l’auteur : « Boualem vient d’être transféré de nouveau à l’hôpital Mustapha, et les biopsies qui ont été pratiquées ne sont pas bonnes. Je lance donc un appel, et j’aurai l’occasion de le faire sous d’autres formes, aux autorités algériennes pour faire preuve, tout simplement, d’humanité dans cette affaire. » Le PDG de Gallimard, éditeur de Boualem Sansal, a aussi fait part de son inquiétude : « Nous avons appris tout récemment, ce matin, qu’à sa demande, il était à nouveau placé aujourd’hui dans une unité pénitentiaire de soins. »
Passés les quelques jours d’inquiétude pour les proches et collaborateurs de l’auteur, une fois les raisons et conditions d’incarcération de l’auteur, les voix commencent à s’élever.
L’écrivain Kamel Daoud, prix Goncourt 2024 pour « Houris » (Ed. Gallimard), lui aussi en prise avec la censure algérienne, l’ancien Premier ministre français Bernard Cazeneuve, ou encore Annie Ernaux, figure éminente de la littérature et prix Nobel dans cette discipline, ont communiqué par voix de presse — ainsi que lors d’une soirée organisée en soutien à Boualem Sansal au Théâtre Libre de Paris, ce même lundi soir, leur inquiétude et le caractère insupportable de cette censure. Cette arrestation est perçue comme une atteinte à la liberté d’expression, ainsi qu’un non-respect des droits humains. Ce muselage de la parole utilise des lois sur la sécurité nationale, l’ordre public et la diffamation pour réprimer les voix dissidentes. Les militants, journalistes et chercheurs, n’importe quel citoyen, sont susceptibles d’être accusés de menacer la stabilité du régime, lorsque leurs activités relèvent de la liberté d’expression ou de la recherche académique. Surtout si elles en relèvent même. Ces poursuites, presque systématiques, montrent un durcissement autoritaire, certes, contesté, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, mais bien en branle depuis 2019.
Le « Hirak » (qui signifie « mouvement » en arabe) est un mouvement de protestation populaire qui s’est constitué en février 2019 en Algérie. Massif et pacifique, malgré quelques incidents relativement violents, la revendication portée était simple et ambitieuse, la réclamation d’une transformation politique, structurelle du pouvoir en place, un renouvellement de l’ordre social, de ses libertés. Alors que depuis 1999, Abdelaziz Bouteflika, malade et corrompu, se présente pour un cinquième mandat présidentiel, la révolte éclate. Notamment chez les jeunes, excédés par des décennies de corruption, d’autoritarisme et de stagnation économique, les premières manifestations s’organisent à Alger et d’autres villes. « La Décennie Noire » des années 90, cette ombre encore souffrante et silencieuse qui plane, ne contiendra pas ce grand mouvement sociétal qui s’élance alors que les manifestations sont interdites en Algérie depuis 2001.
Le rejet de la politique menée par l’élite politico-militaire jugée corrompue, la mise en place d’un véritable état de droit et la fin des interférences militaires dans la vie et l’espace social sont réclamés, partout, par des millions de citoyens algériens (y compris de la diaspora). Bien qu’aidé par les forces militaires du pays pour remettre définitivement Bouteflika, l’élection de décembre 2019, remportée par Abdelmadjid Tebboune, a été boycottée par une grande partie des Algériens, jugée illégitime et organisée par un système inchangé. Du point de vue international à l’époque, le mouvement Hirak est salué pour son caractère pacifique et sa portée historique. Néanmoins, de nombreux gouvernements étrangers, soucieux de préserver leurs relations économiques et stratégiques avec l’Algérie, préfèrent la discrétion.
Suite à la chute de Bouteflika, les manifestations se poursuivent, dénonçant le régime en place et particulièrement le contrôle exercé par l’armée sur les institutions civiles. Armée qui, initialement, avait « aidé » à la destitution du prédécesseur d’Abdelmadjid Tebboune. Car justement, l’armée entame dès lors sa mainmise sur les différents acteurs et structures du pouvoir exécutif, et pas seulement. L’article 87 bis est dégainé à tout va, brassant un panel large de prétendus dangers quant à la sûreté de l’État. Prouvant au passage que le pouvoir législatif est lui aussi aux mains d’un nouveau visage, tout aussi autoritaire, qui cherche délibérément à instaurer un climat de peur. Critique des institutions sur les réseaux sociaux, activité associative… Un rien justifie l’arrestation et l’intimidation de la famille et l’entourage de l’accusé.
La figure emblématique Amira Bouraoui, du mouvement qui a précédé le Hirak, le mouvement « Barakat », fondé en 2014 lors des velléités présidentielles pour un quatrième mandat de Bouteflika, est condamnée en 2023 pour « offense à l’islam », « offense au président de la République » et « incitation à attroupement illégal ». La gynécologue et journaliste franco-algérienne est sous mandat d’arrestation depuis. Après son arrestation en Tunisie en février 2023, elle a été exfiltrée vers la France avec l’aide des autorités françaises, attisant les braises d’une crise diplomatique entre Alger et Paris. La militante réside actuellement en France, sous protection consulaire.
Son histoire fait partie d’une longue liste de scabreuses et arbitraires procédures lancées telles des « fatwa », contre de nombreuses autres personnes, lançant une opprobre sociale, professionnelle… tel un avertissement à qui « serait tenter de ». Les recherches académiques, bien que non militantes, de Raouf Farrah, perçues comme « sensibles » car traitant des questions migratoires et sécuritaires du régime algérien, lui ont valu deux ans de prison ferme en 2023, toujours au motif « d’atteinte à la sécurité de l’État ». Le journaliste Mustapha Bendjama, qui a couvert les manifestations du mouvement Hirak, connu pour régulièrement dénoncer la répression des libertés et les dysfonctionnements politiques en Algérie, a été arrêté en février 2023, accusé de « diffusion de fausses informations et d’avoir porté atteinte à la sécurité nationale ». Cette liste est non exhaustive !
Le 24 novembre dernier, dans l’émission « C Politique » sur France 5, non sans insister sur le caractère inacceptable de l’arrestation de Boualem Sansal, Nedjib Sidi Moussa, docteur en politique et auteur, exprime un avis nuancé. Nuancé, quant au « piédestal » sur lequel serait placé l’auteur, porté par un discours de soutien homogène global de la part des politiques et de l’intelligentsia parisienne. « Considérer Boualem Sansal comme un homme des Lumières, qui défend les grandes causes (…) c’est se tromper complètement », dit-il en plateau (en référence aux propos tenus au Théâtre Libre par l’historien et journaliste Loris Chaînette). Selon lui, l’écrivain polémique algérien reprend les théories de la plus extrême des droites françaises, visant directement Eric Zemmour. Ce dernier était présent à la soirée de lancement de la mue du Livre Noir en Frontière média, au Cirque d’hiver dans le 11e arrondissement de Paris, le 30 septembre 2023, où Boualem Sansal figurait comme invité de marque et contributeur officiel du média. Depuis ce 24 novembre, le politologue est en proie à la critique et à la vindicte de tous bords (politiques, intellectuels et médiatiques). Comme une course à savoir qui est : « le réel traître », et… « traître à qui ? À quoi ? » L’arrestation de Boualem Sansal, est une grave atteinte à la liberté d’expression. Elle vient percuter partis-pris, la réalité d’un régime algérien fragilisé, qui « naturellement » sort le bâton. Ici, au delà de l’homme, de son oeuvre, la question tout égocentrique de savoir si l’on est « du bon côté de l’histoire », connait un de ses nombreux sursauts.
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