Merci pour cette question. Avant d’y répondre, j’aimerais introduire un peu le travail. La performance-installation Figuring Age met en scène trois danseuses hongroises âgées, Irén Preisich, Éva Kovács et Ágnes Roboz, qui ont participé aux débuts de la danse moderne en Hongrie dans les années 1930.
J’ai commencé ce projet en réalisant un documentaire (The Art of Movement) avec ces trois femmes en 2016. Elles avaient alors toutes plus de 90 ans. Il y avait une grande urgence à filmer, car elles dansaient devant la caméra pour la dernière fois. Le travail chorégraphique, réalisé en collaboration avec le cinéaste Andreas Bolm, est né du montage de ces images filmées et de notre expérience personnelle et physique de la rencontre avec ces femmes, qui a abouti à une relation intime.
Pour Figuring Age, nous avons choisi de créer une situation immersive pour le public, sous la forme d’une rencontre où les spectateurs peuvent « visiter » ces femmes dans une pièce énigmatique. Cette pièce est généralement conçue comme un espace circulaire entouré de rideaux blancs. D’un côté, cette blancheur intense de la scénographie évoque une forme de spectralité, une stérilité médicale ou encore une atmosphère numérique. D’un autre côté, le blanc fait ici référence à la généalogie de la blancheur dans l’héritage de la danse moderne. L’œuvre cherche à marquer visuellement cette blancheur et à déconstruire sa normalisation en tant que norme universelle ou neutre.
Le public peut entrer dans cette pièce blanche et y découvrir un espace qui peut apparaître comme un non-lieu, une toile vierge, un espace de projection. Pour certains, cela peut ressembler à un temple, pour d’autres à un centre de soins pour personnes âgées. Nous avons volontairement superposé plusieurs associations visuelles afin que les spectateurs puissent construire leur propre interprétation. C’est un espace à la fois intime et intimidant, empathique et aliénant.
Quant à leur rôle, les visiteurs doivent se positionner physiquement, changer de perspective et se déplacer à l’intérieur de la pièce. Nous avons adopté une approche cinématographique de la performance, sans point de vue frontal, pour mettre en valeur chaque détail par la proximité. Cela nous permet de remettre en question les degrés de représentation et de dévoiler les fragilités de la transformation sans jamais la rendre totalement achevée. Le public doit ainsi négocier avec son propre regard et accepter les termes de cette expérience. Le spectateur peut observer le moindre frémissement d’un mouvement, une goutte de sueur, mais aussi se voir lui-même et voir les autres dans la pièce.
Ils me rencontreront en tant qu’hôte temporaire, les accueillant dans cette séance de spiritisme fictive. Plutôt que d’illustrer « le corps vieillissant » de manière générale, Andreas et moi avons cherché à incarner physiquement les singularités d’Irén, Éva et Ágnes. Le spectre se niche dans les détails, et la séance se déroule entre le médium du film et celui de la performance. Le retour du fantôme dans cet espace liminal a son propre poids physique, sa propre gravité et ses conséquences. Il exige l’assistance des visiteurs. En partageant la pesanteur du corps d’une personne centenaire, d’autres mémoires enfouies dans le corps des spectateurs peuvent être activées. Il se peut alors que plusieurs fantômes reviennent hanter la salle de notre « séance ».
Je ne me suis jamais intéressée uniquement à la surface esthétique du corps vieillissant, car il est intrinsèquement social, politique, culturel et émotionnel. L’état de vieillesse reste ambivalent. Dans une large mesure, l’inconfort qu’il génère est devenu tabou, et il existe une lutte contre le vieillissement, à la fois ouverte et dissimulée.
Dans Figuring Age, nous travaillons à l’intersection entre vieillissement et danse, ce qui nous invite à réfléchir aux idéologies du corps et du mouvement à travers les générations. Pour revenir brièvement à la danse moderne, à laquelle je faisais référence plus tôt, elle s’est construite sur un discours profondément marqué par la blanchité, issu d’idéologies eugénistes et colonialistes, visant à créer une expression « supérieure » qui a « blanchi » ou aseptisé le canon artistique.
En résonance avec la situation politique et culturelle actuelle en Hongrie, les histoires de ces danseuses nous plongent derrière le rideau de fer, dans l’ancien bloc de l’Est, où la danse moderne fut interdite dans les années 1950, entraînant quarante années de censure et de contrôle d’État. Ces femmes, issues de familles juives, avaient déjà été interdites de scène et empêchées de pratiquer la danse sous le régime autoritaire de Horthy dans les années 1930.
À une époque où les pratiques impérialistes, autoritaires, néocoloniales ainsi que les idéologies racistes et fascistes prennent de l’ampleur, il est essentiel de rappeler que l’art ne naît jamais dans un vide. Figuring Age propose une expérience de présence, où les histoires, les mémoires, les traumatismes et les silences d’Irén, Éva et Ágnes ne sont pas des événements lointains appartenant à un passé révolu, mais bien des réalités inscrites dans les corps d’aujourd’hui, façonnées par des forces sociales et politiques.
Étant donné les héritages et les histoires de la danse moderne, travailler avec des corps très âgés m’a poussée à interroger le patrimoine chorégraphique, la transmission du savoir, les hiérarchies du savoir et la solidarité intergénérationnelle.
Je pense que c’est au public d’en faire l’expérience et d’y réfléchir.
Présenter une œuvre dans un autre pays permet toujours d’apprendre à son sujet à travers la manière dont il la perçoit et y réagit. Je n’ai pas d’attente particulière vis-à-vis du public français, si ce n’est de l’inviter à entrer dans l’œuvre et à en faire sa propre expérience.
Visuel : © Affiche du festival Everybody