Sous les voûtes de l’Arsenal et dans les pavillons des Giardini de Venise, la Biennale d’architecture 2025 ne se contente pas d’exposer des bâtiments : elle invite les visiteurs à spéculer sur l’avenir. Intitulée Intelligens. Naturelle. Artificielle. Collective., cette édition, conçue par le commissaire Carlo Ratti, fait une proposition saisissante : face aux turbulences climatiques et à la précarité sociale, l’avenir ne réside pas dans le génie solitaire, mais dans la sagesse entrelacée. Le résultat n’est pas une exposition, mais plutôt un paysage d’expérimentations. Aucun grand manifeste ne s’impose, aucun style unique ne se propose comme modèle à suivre. Cette Biennale d’architecture offre un espace où différentes formes d’intelligence, ancestrale, botanique, numérique, communautaire, se croisent, parfois s’entrechoquent. Et souvent, ces «intelligens» s’harmonisent.
Par John Goodman
Dans le parcours que propose la biennale tout se passe comme si l’architecture ne cherchait plus à se distinguer du monde, mais qu’elle aspirait désormais à respirer avec lui. Le pavillon belge, Building Biospheres, présente un bosquet artificiel peuplé d’arbres, où l’air est sensiblement plus frais, les feuilles relâchant de l’humidité dans l’espace. Ce n’est pas une illusion, mais un système en action. Ici, l’architecture n’est plus symbolique : elle est performative, réactive, parfois même vivante.
D’autres projets vont encore plus loin. The Other Side of the Hill érige des murs en ciment lié par des algues. La montée abrupte de la structure pousse les visiteurs à imaginer à quoi pourrait ressembler, se sentir et fonctionner le monde, alors que nous approchons les 10 milliards d’habitants. Une multitude d’autres installations explorent les relations entre l’environnement bâti et les formes de vie non humaines qui l’habitent, qu’il s’agisse d’animaux, de plantes ou de champignons.
Cette « intelligence naturelle » n’est pas une métaphore. Elle est concrète, empirique et progresse lentement. Le processus de refroidissement d’un mur par la mousse ou de filtration de l’eau par les mangroves ne font pas qu’inspirer les bâtisseurs. Ce sont des sources incarnées du design. Ainsi, les concepteurs ne se contentent plus d’imiter la nature : ils collaborent avec elle.
Les concepteurs ne se contentent plus de s’inspirer de la nature, ils collaborent avec elle. Parallèlement à l’épanouissement de ce nouveau partenariat, les architectes commencent également à travailler avec l’intelligence artificielle qui, comme le mycélium ou la mousse, fonctionne non pas comme un spectacle mais comme un système.
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L’intelligence artificielle traverse discrètement la Biennale comme un courant souterrain. Elle se manifeste à travers des façades cinétiques qui s’adaptent à la chaleur, ou des réseaux de capteurs qui surveillent le taux de CO₂, mais son usage architectural reste mesuré. Ces outils ne jouent pas les premiers rôles mais agissent plutôt comme des collaborateurs intégrés, aidant les bâtiments à réagir, s’ajuster, anticiper, sans chercher à attirer l’attention. Cette capacité d’assistance est facilement incarnée dans Recycling Intelligences, une installation qui cherche à explorer comment l’IA générative peut aider à la fabrication de la conception de logements sociaux. En analysant les connaissances architecturales archivées, ce programme cherche à mettre en évidence les profondeurs de notre intelligence collective par l’utilisation de l’intelligence artificielle. Le message est clair : la véritable intelligence en architecture n’est pas flamboyante mais située.
L’une des explorations les plus émouvantes de l’intelligence collective se déploie dans le Pavillon mexicain, Chinampa Veneta. Inspiré d’une technique agricole mésoaméricaine ancestrale, la chinampa, qui consistait à cultiver sur des parcelles flottantes dans des canaux, le projet fait dialoguer un savoir millénaire avec les préoccupations environnementales contemporaines. À l’intérieur, les visiteurs arpentent des canaux imaginaires délimités par les murs de terre séchée de ces structures, longeant des plantes comestibles enracinées dans un sol humide.
Mais les chinampas ne sont pas qu’une référence : elles portent une revendication. Elles montrent que l’intelligence collective n’est pas seulement communautaire, elle est aussi temporelle, inscrite dans la terre par des générations de communautés. Ce qui semble rudimentaire, des sols en terrasse, des canaux ouverts, des cultures locales, est en réalité hautement sophistiqué, fruit d’un long processus d’essais, d’erreurs et d’ajustements aux cycles de sécheresse, d’inondation et de régénération.
C’est là la pensée discrètement révolutionnaire que Chinampa Veneta insuffle : l’intelligence n’est pas toujours neuve. Elle peut être ancestrale, transmise, revisitée par la mémoire, les rituels et le simple geste de replanter.
La Biennale s’étend, parfois littéralement. Les projets débordent dans les canaux, grimpent sur les toits, s’installent dans les jardins. Les visiteurs peuvent se retrouver à observer un robot sculpter le bois aux côtés d’un artisan, ou debout dans une installation sonore résonnant des voix de communautés enregistrées dans des villes en déclin.
Des points de contact se dessinent entre la précision numérique et le soin artisanal, entre le langage du code et le silence des graines qui poussent. Dans cette édition de la biennale on comprend qu’aucune intelligence ne fonctionne seule. Les œuvres présentées ne sont ni utopiques ni cyniques. Ce sont des expérimentations, certaines poétiques, d’autres chaotiques, sur ce que signifie concevoir avec le monde, et non pour lui.
Tout au long des différentes expositions, on est constamment rappelé à la complexité des enjeux que l’architecture cherche à accompagner. Le pavillon allemand, Stresstest, nous rappelle que le changement climatique n’est pas un phénomène isolé, puisque les villes sont obligées de faire face à une chaleur urbaine extrême et que la nécessité d’une infrastructure adaptative est mise en évidence. La réparation culturelle n’est pas linéaire, comme le montre l’exposition Geology of Britannic Repair du pavillon britannique, qui trace la voie à suivre alors que les anciennes colonies imaginent des avenirs réparateurs. L’éventail d’idées présentées sur le site ouvre la voie à une myriade de possibilités encore imprévisibles. Le changement climatique n’a rien de linéaire. La réparation culturelle n’est pas un processus ordonné. La diversité des idées présentées ouvre sur une infinité de futurs possibles. Ce qui est proposé ici n’est pas un plan directeur, mais une forme de répétition générale pour apprendre à vivre avec l’incertitude, à coopérer, à s’adapter.
Plutôt qu’une vision monolithique, la Biennale sème des centaines de questions : comment concevoir lorsque c’est le climat, et non plus la culture, qui dicte le cahier des charges ? À quoi pourrait ressembler une architecture du soin, plutôt que du contrôle ? Que se passe-t-il lorsque nous renonçons à la maîtrise pour accueillir le retour d’expérience ?
Si les Biennales précédentes proposaient des manifestes, celle-ci s’apparente davantage à un manuel de terrain : provisoire, ouvert, fondé sur la recherche. Elle ne prétend pas sauver la planète. Elle nous invite à l’étudier, humblement, et collectivement.
Au final, Intelligens ne célèbre pas l’intelligence comme un accomplissement. Il s’agit plutôt d’accord, de mise en résonance. Un rapport aux autres, à la terre, aux systèmes que nous habitons. À Venise, ville en perpétuelle négociation avec son environnement, il paraît naturel que les idées les plus puissantes de cette année soient celles qui cherchent à s’adapter aux situations complexes qui leur sont imposées.
Ici, l’architecture cesse de jouer un rôle pour commencer à écouter. Et c’est à travers cette écoute que, quelque part, l’espoir commence à éclore.
Visuels (c) JG