Ce vendredi 24 janvier, le collectif Balika, basé à Bayonne, donnait la première représentation de son ballet « Bezperan », mis en scène par Daniel San Pedro, avec le soutien de la Scène nationale du Sud-aquitain. Tout en langue basque, les huit danseurs de la troupe nous ont raconté, en mêlant chant, danse et musique, l’histoire de cette vieille tradition qui signe la fin de l’hiver : « parler aux abeilles et implorer la terre pour appeler une nouvelle lumière, un nouvel équilibre ». Une danse organique nous plongeant au coeur du rite et de l’énergie collective et transcendante qu’il engage.
C’est d’abord un parterre de laine de mouton qui se dessine devant nous, à peine distinguable derrière un brouillard de fumée. Peu à peu, des corps cachés se réveillent ; ils nous regardent, et commencent, en choeur, à murmurer le refrain basque : « Chères abeilles qui veillez sur nous, d’un salut silencieux, nous venons vous annoncer une triste nouvelle qui endeuille nos coeurs ; l’hiver est mort ». Aucune musique ne vient rythmer cette annonce. Le pas est lent, les gestes solennels. Les huit danseurs s’avancent, uniformément, répètent les mêmes gestes, et chantent les mêmes paroles, de plus en plus forts. C’est le début du rite, qui nous prend dans un tourbillon, de plus en plus rapide à mesure que la mélodie du violoniste, placé à l’arrière de la scène, s’accélère. Et d’un coup tout s’arrête brusquement. C’est la fin de l’hiver ; il faut faire sa mue.
Commence alors la transformation. De dessous le tapis de laine, un danseur sort la tête, puis se lève, enroulé dans la texture nuageuse du parterre, qui tombe sur lui comme une traîne. C’est un phoenix qui dégage la scène.
Peut alors débuter le rite, qui s’incarne dans des danses traditionnelles basques. Les danseurs armés de bâtons deviennent l’orchestre, ils créent une musique rythmique de plus en plus rapide. Ils crient, déchargent une rage intérieure. C’est le rite comme corrobori qui s’accomplit ainsi devant nous : un moment de réunion intense, propice à la transformation, où les règles sociales normales n’ont plus court, où la force collective, l’émulation qui en découle donnent une énergie pleine de violence et de lâcher prise.
Et après la rage du groupe, c’est dans un trio tout en sensualité que la danse continue. Les corps se tordent, s’emmêlent, s’enroulent, au son d’un instrument qu’on ne saurait nommer, nous plongeant dans une atmosphère hostile, toute en acouphènes. Peu à peu, les corps ne font qu’un, ils deviennent une boule dans laquelle chaque individu est rendu indistinguable. Bientôt, les lamentations du violon se font entendre. Et soudain, ils nous voient, ils nous regardent. Et ce regard les confronte aux normes sociales qu’ils sont censés respecter, au jugement qui s’impose sur eux. Les corps deviennent alors étrangers, ils s’évitent, n’arrivent plus à se toucher.
Pourtant, le rite continue, toujours, dans ce cycle inexorable du temps où rien ne doit s’arrêter. Les danseurs entament une danse traditionnelle, dans une musique aux tonalités irlandaises. Chacun se transmet des pas, et recommence. Et finalement, ils se retrouvent tous autour d’un plot et d’un ruban. Les pas se répètent, les voix chantent en boucle le même refrain. Sous des couleurs dorées et blanches, la couleur du sable et des dunes, chacun tient un ruban. Ils se mêlent, en forme de croix, créant une structure tout en accord. Mais l’individu reprend son territoire, la structure se désaccorde ; et c’est la fin, dans une seule respiration.
Visuel : © Charlotte Costa