Un documentaire sur le cinéaste suédois Bo Widerberg ? Indispensable, tant l’œuvre et l’homme demeurent, en France, trop méconnus. Liberté, sensibilité, acuité, ses films sont lumineux, tranchants et redoutablement sociaux.
Le cinéma de Bo Widerberg se ressent, à vif, regard mélancolique et tendre sur une société dure, sans pitié. La part autobiographique est évidente, on sent bien en voyant Le Quartier du Corbeau (1963) par exemple, que Widerberg parle de son enfance pauvre, de sa relation décevante, amère, avec son père. En regardant Elvira Madigan, merveilleux drame romantique, on sent bien que Widerberg nous parle de son rapport à l’amour, belle illusion, si réelle et irrésistible, qui éloigne de la conjugalité et des responsabilités. On sent qu’il nous parle de cette Suède qu’il aime et qui change, qui n’évolue pas autant qu’il le faudrait.
Les témoignages de ses acteurs fétiches, Thommy Berggreb, Pia Degermark, Inger Taube, Eva-Britt Strandberg (toujours aussi beaux aujourd’hui !) sont pleins d’admiration, de gratitude pour l’aventure partagée. Ils disent aussi un homme violent, emporté, qui n’hésite pas à pousser les acteurs à bout pour obtenir l’effet souhaité : comme de faire manger à Pia Degermark de véritables baies empoisonnées puis de le faire vomir dans Elvira Madigan (1967 et prix d’interprétation féminine à Cannes pour la jeune fille de 17 ans). Les témoignages des ex-femmes et des enfants disent un homme attachant, extraordinaire, qui avait du mal avec la vie de famille. Les analyses de cinéastes admirateurs de son œuvre, comme Olivier Assayas et Mia Hansen-Love, ou Ruben Östlund (double palme d’or, The Square, Sans filtre) soulignent sa grande liberté, sa folie, sa manière unique de filmer les espaces, les métiers, les rapports de classe.
Le Quartier du Corbeau est un drame social, à l’état pur. On pourrait craindre un tableau sociologique édifiant de la classe ouvrière de l’entre-deux guerre (nous sommes en 1936). Et Bo Widerberg réussit un petit miracle de justesse et d’émotion : sans cesse en équilibre, le film nous prend à la gorge. Magnifiquement dialogué, oppressant, ce sombre Quartier du Corbeau rayonne d’humanité. Anders, 18 ans (Thommy Berggren, acteur fétiche de Bo Wideberg, déjà premier rôle du Péché suédois et de Elvira Madigan), se rêve écrivain. Il écrit, sur la table de la cuisine, entre sa mère qui travaille comme une bête de somme et son père, un beau parleur d’une paresse infinie. Dans ce quartier du Corbeau, le chômage et la misère règnent. Les enfants jouent dans la cour, dépenaillés ou même nus, tandis que les adultes accommodent les restes, trois bouts de jambon en salade ou quelques pommes de terre. Rien de beau, rien de luxueux ni de confortable. Le cirque qui passe, une fois l’an. Dans cette atmosphère étouffante, Bo Widerberg livre le portrait d’un père indigne et majestueux. Alcoolique, fainéant, l’homme dort comme une pierre dans son canapé, en pleine journée, un mouchoir sur les yeux. Quand il émerge, de temps à autre, il se lance dans des discours hallucinés, d’une grande beauté, sur la vie dont il rêve et qu’il n’aura pas. Menus pantagruéliques, moquettes épaisses des grands hôtels, courtoisie, cigares, ses récits enchanteurs se dressent, pour quelques minutes, face au quotidien. Belle prestance, faconde, regard de séducteur, ce père aurait effectivement mieux cadré ailleurs. Mais il est là, dans ce minuscule logement sans commodité, coincé dans une vie sans plaisirs. Lucide, il lance un jour à son fils : « je suis devenu un scaphandrier, là où je suis, vous ne pouvez plus m’atteindre ».
Ce documentaire nous livre des regards croisés sur un homme insaisissable, toujours en mouvement. Il faut absolument découvrir ses films, différents les uns des autres dans la tonalité, le degré de désespoir. Les très noirs Péché suédois ou Le Quartier du corbeau, le sublime Elvira Madigan, ou l’ébouriffant Joe Hill.
Being Bo Widerberg de Jon Asp et Mattias Nohrborg, Suède, documentaire, 1h45, sortie le 1er juillet 2025.
visuel (c) Mattias Nohrborg