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Aurore Touya : « Etre un auteur européen, ce n’est pas qu’une question de géographie »

par Prune Fargetton
07.06.2024

A l’approche des élections des député.e.s européen.ne.s, Cult.news a échangé avec des personnalités du monde de la culture, afin de mieux appréhender la notion d’ «Europe culturelle». Aujourd’hui, c’est dans une perspective littéraire que nous abordons la question avec Aurore Touya, docteure en littérature comparée et éditrice de la collection Du monde entier chez Gallimard, où elle travaille depuis douze ans.

Depuis 1931, avec comme premier titre Après d’Erich Maria Remarque, la collection Gallimard « Du monde entier » publie en français des œuvres écrites aux quatre coins du monde. Les titres américains prédominent – ils représentent un quart de la collection -, mais ils sont suivis des Anglais (11%), des Italiens (8%), et des Allemands (6%).  Aurore Touya est responsable de cette dernière langue. Mais aussi du néerlandais et des pays d’Europe de l’Est. En terme de publications, s’il s’agit de nationalités moins représentées en volume, leurs littératures incarnent la diversité culturelle que Gallimard continue à faire rayonner. 

 

Qu’est-ce qu’un auteur européen ou une autrice européenne aujourd’hui pour vous ? Est-ce que ce n’est qu’une question de géographie ?

 

La question que vous posez est pertinente : a priori, un auteur européen est une personne originaire de l’Europe, de l’Union européenne. Cependant, il est important de noter que les concepts d’Europe, d’Union européenne et de zone euro ne sont pas identiques et doivent être distingués. Chez Gallimard, dans la collection Du monde entier, nous publions notamment de grandes voix européennes qui sont issues de ce continent et de cette culture. Toutefois, le fait d’être un auteur européen ne se limite pas à une question de géographie. 

 

Il est également important de considérer la question de la réception d’un livre européen. Un livre peut provenir d’un pays comme l’Italie, l’Allemagne ou la Pologne, pour ne citer que quelques pays de l’Union européenne, mais il peut avoir des résonances à l’extérieur de ce pays. Chez Gallimard, notre vocation est de permettre à une langue, à une histoire provenant d’un pays d’être lue à l’extérieur, en l’occurrence en France, et de parler à des lecteurs et des lectrices qui ne proviennent pas nécessairement de cet endroit. Lorsque la littérature est à son sommet, c’est exactement ce qui se produit : on lit l’histoire de quelqu’un qui vit dans un tout autre endroit, dans un tout autre contexte, et on s’identifie à cet univers.

 

Comment choisissez-vous vos auteurs et autrices ?

 

Cette partie n’est pas liée à la question européenne. C’est la grande chance de travailler pour cette maison d’édition : nous sélectionnons avant tout des livres. Nous sommes une équipe composée de plusieurs éditeurs et éditrices, chacun et chacune ayant des spécificités linguistiques. Nous lisons les œuvres en langue originale chaque fois que c’est possible. Le processus de sélection repose sur la qualité littéraire, ce qui fonde notre catalogue, qui a plus de 91 ans, et s’étend sur le monde entier.

 

L’idée est de traduire, donc de faire entendre en langue française, avec la plus belle et la plus grande qualité possible, les grandes voix étrangères. Cela peut sembler abstrait, mais il s’agit de chercher le contact avec la littérature et la création littéraire, de trouver une voix singulière, une façon de raconter différente, ou qui renouvelle un genre. Cela peut se faire de mille façons par la création artistique. Chez Gallimard, nous avons aussi la chance d’avoir des relations privilégiées avec des auteurs. Par exemple, Bernard Schlink est présent au catalogue depuis 1996, donc les histoires entre les auteurs et nous sont souvent déjà construites et commencées.

 

Pour vous donner un exemple plus récent, nous avons accueilli le grand écrivain bulgare, Georgi Gospodinov, au catalogue en 2021 avec son livre Le Pays du Passé. Le bulgare n’est pas une langue que nous lisons fréquemment ici, mais Le Pays du Passé était une évidence.

 

Ce livre est totalement pan-européen. Il raconte l’histoire d’un inventeur, une sorte de médecin, qui soigne les personnes atteintes de démence sénile en les plongeant dans une clinique spéciale. Chaque chambre est décorée selon l’époque préférée de la vie du patient. Si quelqu’un est très nostalgique des années 1980, sa chambre sera décorée exactement comme à cette époque, avec le décor de son enfance.

 

Cette méthode est si efficace contre l’Alzheimer et la démence sénile que progressivement, les quartiers et les villes demandent à voyager dans le temps de cette manière. Cela se termine par un référendum européen où les pays votent pour décider de l’époque dans laquelle ils souhaitent retourner. Bien sûr, l’Allemagne et la France ne choisissent pas la même décennie, et l’Italie non plus… Mais je ne vais pas vous révéler la suite. 

Il n’était pas question de dire « C’est bulgare, j’ai un quota… ». Non, c’est une rencontre. Ensuite, nous bâtissons un programme, essayant d’équilibrer les choses sur l’année. Choisir nos auteurs et autrices signifie les lire, s’entourer des bonnes personnes (lecteurs, traducteurs) pour comprendre qui ils sont dans leur pays, et ensuite décider si c’est une nécessité que ce livre existe en français.

 

Vous parlez des traducteurs et traductrices. J’imagine que ce choix est tout aussi important que celui de l’auteur ou de l’autrice. Comment est-ce que se passe ce processus ? Est-ce que ce sont des traducteurs et traductrices permanent.e.s chez Gallimard, ou cela dépend-il de l’auteur ?

 

Vous avez raison, c’est tout à fait crucial. Sans traducteur ni traductrice, le livre en français n’existe pas. Nous cherchons à favoriser des binômes. Lorsque qu’un traducteur et un auteur se trouvent et que cela se passe bien, nous souhaitons conserver ce duo. Par exemple, Marie Vrinat-Nikolov, la traductrice de Georgi Gospodinov, le traduit depuis très longtemps et connaît parfaitement son œuvre. Elle est également professeure de bulgare à l’Inalco.

 

La problématique de la traduction n’est en rien obsolète aujourd’hui ; au contraire, elle est d’autant plus urgente et indispensable. Bien sûr, je pense à l’intelligence artificielle en disant cela, mais en tant qu’éditeurs, nous ne sommes pas directement confrontés à cette technologie. En tant que citoyens et individus, nous le sommes peut-être, mais dans notre travail, nous reposons sur des traducteurs, liés par des contrats d’auteur ou d’autrice de traduction. Ces personnes ne sont pas des salariés de la maison ; elles ont un contrat pour chaque livre. Un traducteur de l’allemand, par exemple, traduira certains livres pour nous avec des dates de remise précises, mais il pourra aussi travailler pour d’autres maisons, afin de gagner sa vie.

 

Nous entretenons des relations privilégiées avec la quasi-totalité de nos traducteurs et traductrices. Ces collaborations renouvelées sont très fructueuses. Les éditeurs et éditrices relisent les traductions, ce qui fait partie de notre mission d’excellence dans la collection Du monde entier, visant à proposer les meilleures traductions possibles. La traduction est une activité éminemment humaine, avec une marge d’erreur inévitable, d’où l’importance des relectures et corrections.

 

La retraduction de classiques constitue également un engagement majeur. Par exemple, l’année dernière, nous avons traduit à nouveau Le Docteur Jivago. Hélène Henry a réalisé la traduction. Boris Pasternak, auteur éminemment dissident, a vu son livre interdit en Union soviétique et l’a publié en Italie, chez Feltrinelli, en langue russe. Remettre à l’honneur un livre comme celui-ci en 2023 est un geste fort, même si la culture européenne se pose différemment dans ce contexte.

 

Nous avons absolument besoin de traducteurs et de traductrices en tant qu’éditeurs de littérature étrangère. La formation de ces professionnels, notamment des jeunes générations, est cruciale, surtout face à la force du numérique et la tentation qu’elle représente. Cependant, la traduction demeure une activité humaine, que ce soit à la main ou à l’ordinateur. Un livre est écrit par un esprit et traduit par un esprit, afin de s’adresser ensuite aux esprits des lecteurs et des lectrices.

 

Bénéficiez-vous de subventions au programme de financement européen pour soutenir votre travail de traduction et de publication ? Comment évaluez-vous leur impact ?

 

Il existe des programmes de financement européens, mais nous avons plutôt recours à des programmes de financement nationaux. Par exemple, nous sollicitons des organismes comme le Goethe-Institut, le Forum autrichien ou Pro Helvetia. Chaque pays européen possède généralement un organisme de soutien à la traduction. Les modalités varient en fonction des territoires au sein d’un même pays, ce qui rend la situation encore plus complexe. Il est nécessaire de considérer chaque langue et de vérifier au cas par cas.

 

Concrètement, il s’agit de petites bourses qui nous sont allouées pour soutenir la traduction. Ce que nous dépensons en traduction, dans le cadre du contrat avec le traducteur, peut être partiellement remboursé. Il y a également le Centre National du Livre (CNL) en France, qui peut nous soutenir. Leur soutien est basé sur l’évaluation de la qualité de la traduction, ce qui est tout à fait normal. Ils évaluent également l’impact sur la diversité et la qualité des œuvres.

 

Chez Gallimard, nous ne réalisons pas une traduction ou ne commandons pas une traduction en raison de la subvention. Pour un petit éditeur, la dépendance aux subventions peut être plus significative. Nous avons une liberté de choix en amont, ce qui est une grande chance. Les subventions ne déterminent pas notre décision d’acheter un livre, mais elles peuvent nous aider en nous fournissant un soutien financier.

 

Cela peut nous encourager à continuer à prendre des risques pour promouvoir certains auteurs. Par exemple, si je souhaite publier un autre livre d’un auteur néerlandais, bien que j’en aie déjà plusieurs, la possibilité de compter sur une subvention rendrait le budget un peu plus gérable. Les subventions peuvent faciliter certaines décisions, mais elles ne dictent pas nos choix éditoriaux.

 

Donc, ce n’est finalement pas centralisé, c’est chaque fois «bilatéral», entre les organismes de soutien à la traduction nationaux et Gallimard ?

 

Il existe un programme européen en cours de développement, qui s’institue progressivement. Je ne le pratique pas régulièrement, donc je ne suis pas très à l’aise pour en parler en détail. Toutefois, cela fait partie des outils en cours de développement.

 

Comment toucher les jeunes générations par la littérature ? Est-il encore possible de les faire se sentir européens par cette voie ?

 

Pour ce qui est de faire se sentir européens les jeunes générations à travers la littérature, je crois personnellement que c’est possible et je veux continuer à y croire. J’ai une quarantaine d’années et j’ai grandi avec l’idée d’Europe : après la chute du mur de Berlin, voyager sans passeport, l’ouverture des frontières, c’est quelque chose que j’ai vécu, et je continue à me sentir européenne.

 

Je reprends l’exemple du livre de Bernard Schlink, notre best-seller de l’année dernière, avec plus de 60 000 exemplaires vendus en un an. Schlink est un auteur relativement âgé, très lu dans les années 2000, et son succès récent montre qu’il est accessible et apprécié par toutes les générations, y compris les jeunes lecteurs et lectrices. Ce livre aborde la question de la place du passé, notamment l’Holocauste, la Shoah, le passé allemand et la responsabilité de l’Allemagne, ainsi que le risque d’oublier ce passé et d’en répéter les erreurs. À travers ce récit, les jeunes peuvent s’identifier et entrer dans la problématique de l’Europe.

 

Je crois qu’il est possible de parler d’Europe et de faire ressentir, voire rêver d’Europe, par le biais de la littérature. Bien que je n’aie aucun contrôle sur la réalité de cet impact, mon rôle est de proposer ces livres. Le livre de Georgi Gospodinov est également une illustration de cette démarche.

 

La littérature peut aussi être mise en dialogue avec le cinéma. Par exemple, le film La Belle Époque de Nicolas Bedos, ou encore Goodbye Lenin sur l’Allemagne et la nostalgie, traitent de thèmes similaires. Nous mettons donc en résonance les voix et les langues via le français, car il est difficile de lire toutes ces langues autrement que par la traduction. Même si la traduction implique une perte, il vaut mieux cela que de ne pas accéder du tout à ces œuvres.

 

Je crois beaucoup à la conversation avec les autres arts et médias, comme le cinéma ou les séries. Par exemple, des jeunes ayant vu une série peuvent ensuite lire le livre qui l’a inspirée. J’observe ce phénomène en tant que professeure, et avec les étudiants lorsque j’enseigne. Le dialogue entre les cultures, les perceptions et les subjectivités reste ce que nous, éditeurs, pouvons faire de mieux.

 

Et personnellement, quelle figure européenne vous a personnellement marquée, peut-être influencée dans votre carrière ?

 

Je pense tout de suite à Milan Kundera, alors c’est à la fois personnel et professionnel, mais ça je ne l’ai su qu’après coup. Je suis allée à Prague en voyage scolaire, organisé par l’école publique à Paris, quand j’étais au collège. J’ai été très impressionnée par cette ville, cette force culturelle, la beauté de l’histoire. Je suis tombée très amoureuse de Milan Kundera quand j’étais adolescente, donc j’ai lu tout Milan Kundera entre 15 et 20 ans. J’ai décidé de faire des études de lettres, d’aller à Prague, d’apprendre le tchèque, ça ne s’est finalement pas passé comme cela. 

 

La question du roman comme genre littéraire, c’est une notion qui a été beaucoup travaillée par Milan Kundera en tant que penseur. J’ai ensuite fait ma thèse de doctorat sur une question de forme du roman. Donc évidemment avec Kundera, Lukács, en repères conceptuels. Il m’a marquée durablement, personnellement et ensuite en tant que chercheuse et docteure. Et puis je l’ai rencontré quand je travaillais à la Pléiade, au moment où ses ouvrages avaient paru. J’ai eu la chance de le rencontrer, j’étais évidemment très impressionnée. Et aujourd’hui, je m’occupe du domaine tchèque pour la collection Du monde entier, dans laquelle il avait été publié avant d’écrire en français. Il nous a quittés l’été dernier. C’est pour moi une figure tutélaire immense, superbe, pour qui j’ai une admiration intérieure sans borne et que je relis encore. C’est mon comfort reading. Quand j’ai un petit coup de mou, je sais que je peux toujours lire l’Insoutenable liberté de l’être ou Risibles amours.

 

Ce qui est aussi très beau avec Kundera, c’est son aspect transgénérationnel. Aujourd’hui, j’entends des jeunes lecteurs ou des stagiaires, des étudiants qui le découvrent et qui le lisent. Et puis je peux aussi parler de lui avec des gens âgés. C’est assez émouvant pour moi de vous parler de lui. Et sa trajectoire : il a quitté son pays pour des raisons politiques. Il est devenu un auteur Gallimard français publié en Blanche. Quel parcours, et très européen de ce point de vue là…



Portrait d’Aurore Touya, 2022

Crédits photographiques (c) Francesca Mantovani