Les 27-28 septembre, un festival dédié au compositeur, disparu il y a 50 ans, et à ses amis, réunit un plateau de musiciens remarquables autour d’un programme exceptionnel, autant par sa richesse que par la rareté des œuvres jouées. Un vrai régal pour les amateurs de la musique russe du XXème siècle !
Ce samedi 27 septembre, les festivités ouvrent à 18h avec le film documentaire d’Elena Yakovich À Deux, l’histoire de la femme de Chostakovitch. Programmé au tout début du festival « Postérité de Chostakovitch », le film offre – au travers du récit d’Irina Antonovna, la veuve de Chostakovitch – un aperçu inédit dans la vie du compositeur et permet aux spectateurs de situer la musique que nous allons entendre dans son contexte intime et historique. Dans ses propos introductifs, Irina Kataeva-Aimard, pianiste et initiatrice du festival, remercie chaleureusement Yannick Poirier, le gérant de la célèbre librairie Tschann, à quelque pas de la tout aussi mythique salle Reid Hall. « Lorsque j’ai proposé le projet d’un festival Chostakovitch, Yannick a été immédiatement partant ». Kataeva a également remercié l’Association internationale Dimitri Chostakovitch, représentée par son fondateur Emmanuel Utwiller, pour le prêt du film documentaire sur Irina Antonovna.
C’est grâce à la librairie Tschann que les concerts ont pu avoir lieu dans la salle Raid Hall, où les luminaires du XXème siècle – Foucault, Derrida, Deleuze et d’autres – ont donné des cours. Ce lieu historique dans le quartier de Montparnasse, qui depuis 1964 constitue la branche parisienne de l’université Columbia, a été construit comme une fabrique de la célèbre porcelaine Dagoty en 1745. Après le déclin du marché parisien de la porcelaine, Reid Hall est devenu d’abord un internat protestant (André Gide a fréquenté l’Institut Keller en 1886, expérience qu’il décrira dans son roman Si le grain ne meurt) avant d’être racheté par la philanthrope américaine Elizabeth Mills Reid en 1893. Mills Reid y a créé le Club artistique des filles américaines et elle a fait construire la Grande salle. Pendant la Grande Guerre, le complexe a été transformé en hôpital pour les officiers français et américains, mais redevient une résidence universitaire américaine dès 1922.
Aujourd’hui, Reid Hall, qui accueille plusieurs initiatives de l’université de Columbia depuis plus d’un demi-siècle, est menacé par les coupes budgétaires initiées par le président Trump. « Ce festival sera probablement l’un des derniers concerts que nous allons pouvoir organiser ici », annonce Yannick Poirier avec regret. Kataeva présente le programme, dédié aux dernières œuvres de Chostakovitch mais aussi aux deux personnes proches du compositeur – Mieczysław Weinberg et Galina Oustvolskaïa. Elle conclut son intervention avec quelques mots d’espoir : « Dans le monde actuel, plein de tensions, de peurs et d’incertitudes, la musique de Chostakovitch, ce grand compositeur qui a vécu sous le règne totalitaire, reprend son souffle ».
Après la projection du film documentaire, le programme musical commence avec une œuvre majeure et rarement jouée : la Symphonie n° 15 pour deux pianos. La quinzième et dernière symphonie de Chostakovitch est animée par le rapport au temps, au cinéma et au caractère transitoire et fragile de la vie. Atteint de polio depuis 1968, Chostakovitch est traité à la clinique Gavril Ilizarov à Kurgan. Il achève l’écriture de la symphonie fin juillet 1971. En août 1971, il la présentera en version pour deux pianos aux membres de l’Union des compositeurs soviétiques et à quelques invités. Comme l’explique Kataeva dans notre entretien, en 1971 Chostakovitch a été au sommet de sa gloire et n’avait nullement besoin de présenter sa nouvelle symphonie à l’Union des compositeurs, encore moins dans une version réduite pour deux pianos. Pourtant il l’a fait.
Peu après cette étonnante création de la version pour deux pianos, Chostakovitch subit son deuxième infarctus le 17 septembre 1971 et la création mondiale de la n° 15 orchestrée a dû être reportée au 8 janvier 1972 pour permettre au compositeur d’y assister et de voir son fils, Maxime Chostakovitch, diriger l’Orchestre symphonique de la radio et de la télévision dans la Grande Salle du Conservatoire de Moscou. La seule symphonie jamais écrite qui débute avec un solo de glockenspiel est sans doute la plus profonde et visionnaire de toutes les symphonies de l’après-guerre. Cette « méditation sur la mort » inclut un florilège de citations : Rossini (l’ouverture de Guillaume Tell), Glinka, Mahler, Wagner (Crépuscule des Dieux et Tristan et Isolde), Rachmaninov (Danses symphoniques) et lui-même (les Symphonies n° 4 et n° 7 « Leningrad »).
La réduction pour deux pianos fait ressortir avec encore plus de force les sursauts aigus et amers du premier mouvement, avec sa citation tristement clownesque de Guillaume Tell. Irina Kataeva et Laurence Oldak se lancent dans un bon tempo, rapide et enjoué, sans pour autant minimiser les aspects sombres de l’œuvre. Laurence Oldak semble concentrée sur sa partition, les rides dessinées sur son front, tel un horloger penché sur les 36 complications d’Aeternitas Mega, et elle nous livre une interprétation de très belle facture. « On ne joue pas avec les tablettes », a déclaré Kataeva en posant sur le pupitre du piano ses grandes feuilles bigarrées avec des petits morceaux de papier collés de toute part. Bien plus à l’aise avec cet arrangement que sa partenaire, Kataeva s’éclate visiblement dans cette musique qu’elle aime avec un abandon captivant. Enjouée, droite comme un piquet, elle lève parfois la main comme si elle dirigeait, anticipe avec une gaieté apparente les passages qu’elle affectionne et fait penser à un enfant aux joues roses qui s’apprête à souffler les bougies sur son gâteau d’anniversaire.
Dans sa version orchestrale, le deuxième mouvement, l’Adagio, s’ouvre avec des chorals de cuivres qui alternent avec des solos de violoncelle. Deux flûtes chantent doucement un rythme funèbre, avant que les trombones et le tuba funestes et sardoniques ne prennent le dessus. La transcription épurée pour deux pianos fait ressortir ces différentes couches sonores avec encore plus de relief. Kataeva et Oldak maintiennent un bel équilibre entre les deux pianos tout en distinguant bien les fils narratifs. Les citations du finale – le motif du « Destin » du cycle du Ring de Wagner, le rythme de la marche funèbre de Siegfried, le motif d’ouverture nostalgique de Tristan et Iseult, la chanson « Ne me tente pas en vain » de Mikhail Glinka et la passacaglia qui rappelle « l’Invasion » de la Symphonie « Leningrad » – évoquent avec force la mort, à la fois comme source de terreur et comme l’éternel repos. Les deux pianistes se complètent bien, tant par leur tempérament et leur présence scénique que par leur jeu. Les épisodes douloureux, saturés de chagrin, portés par l’une sont aussitôt torpillés par l’autodérision ironique et acerbe de l’autre. Ensemble, elles conjuguent l’humour grinçant et la lucidité terrifiante d’un homme en fin de sa vie avec panache et conviction.
Comme complément, Kataeva et Oldak jouent le Concertino pour deux pianos, une pièce d’une durée d’exécution d’une dizaine de minutes, composée par Chostakovitch en 1953 à l’intention de son fils Maxime. « C’est comme un bon verre de champagne », Kataeva introduit le Concertino qui commence par deux motifs contrastés : l’un grave, l’autre hymnesque. Après cette introduction sérieuse, la musique devient légère et dansante, reflétant sans doute l’optimisme qui marque la période après la mort de Staline en mars 1953. Dans leur enregistrement historique pour Monitor de 1956, le père et fils Chostakovitch jouent l’Allegretto exubérant dans un rythme endiablé qui rappelle les courses poursuites de Tom et Jerry. Laurence Oldak et Irina Kataeva n’atteignent pas tout à fait la vitesse ni l’unisson organique des Chostakovitch – même si on sent chez Kataeva la volonté et la capacité d’aller plus loin – mais le duo fait apparaître une bonne dose de bulles qu’offre la pièce. Les spectateurs applaudissent chaleureusement, avant de rejoindre la queue pour féliciter les deux musiciennes de leur superbe prestation. La première journée du festival a mis la barre haut et ceux qui comptent revenir le lendemain s’en font déjà une joie.
Visuels : © Hannah Starman