ArtParis 2025 : Maîtrise de la couleur et précision extrême

On entre sous la verrière du Grand Palais Éphémère, baigné par une lumière dorée qui réchauffe l’atmosphère du vernissage. Dès les premiers pas, la chaleur du soleil filtré joue avec les couleurs des toiles et des objets, et on sent que le regard devra s’affiner pour capter chaque nuance. Devant Bernhard Buhmann (Galerie Paris-B), on est saisi par une composition géométrique sophistiquée aux dégradés chromatiques presque numériques. De loin, la peinture pourrait passer pour une image générée par machine tant les formes sont précises et les transitions de couleurs lisses ; mais en s’approchant, on devine la trace minutieuse du pinceau, la patiente construction humaine sous l’éclat technologique.

Un peu plus loin, Claire Trotignon (Galerie 8+4) nous transporte dans un tout autre univers. Devant son œuvre, on a l’impression de feuilleter un paysage mental où des fragments d’architectures classiques flottent en apesanteur. Sur un fond beige rosé très lumineux, des gravures anciennes découpées et assemblées semblent léviter sans gravité. On distingue, çà et là, une colonnade ou un fronton dispersés avec une sorte de logique géométrique intuitive. Le regard s’amuse à reconstituer ces “paysages acrobatiques”. On ressent presque la dualité du temps, entre ruine et reconstruction, passé et futur, que CT suggère par ces compositions en équilibre. Devant cette œuvre, on prend le temps d’observer comment chaque fragment trouve sa place, et l’on savoure la façon dont la couleur vient ancrer l’ensemble dans le présent d’une vision onirique.
En poursuivant notre déambulation, on passe de ces collages subtils à la puissance colorée d’un maître de l’abstraction d’après-guerre : Jean Dewasne (Galerie Lahumière). Sur la toile exposée, des aplats de couleurs franches – rouges, jaunes, bleus – s’emboîtent et se répondent avec une rigueur musicale. La peinture Jour de fête (1955) de Dewasne, accrochée là, attire l’œil par ses formes quasi-constructivistes nettes et son allure festive. On se rapproche pour détailler les bords parfaitement délimités de chaque forme : aucune bavure, la peinture est posée avec une précision d’orfèvre sur la surface. On pourrait croire à un puzzle de panneaux laqués tant c’est maîtrisé, chaque teinte saturée venant vibrer au contact de la suivante.

À quelques pas, Gaétan Vaguelsy (Galerie Polaris) offre un contraste saisissant avec son univers figuratif contemporain. Sur sa toile, on voit de jeunes baigneurs figés dans un moment anodin –un instant au bord de l’eau – pourtant traité avec une solennité surprenante. La banalité apparente de la scène (des amis profitant du soleil estival) contraste avec la majesté un peu raide des attitudes et la richesse des références picturales qu’on devine. Tout petit format d’une précision étonnante, montrant donc une journée à la plage. On y serait presque. L’artiste ne peint que sa bande d’amis – toujours les mêmes de toiles en toiles, et joue sur l’effet de série pour nous faire rentrer dans son univers, toujours les mêmes personnages, toujours un détail à la toile de Jouy etc. Le dernier point qui accroche l’œil : c’est la présence de détails ultra liés à la GenZ de bord de mer: que ce soit le CapriSun ou les claquettes en plastique.

La déambulation continue et l’atmosphère change en arrivant devant le stand de Dumonteil Contemporary, où deux artistes très différents partagent l’espace. D’abord, Tess Dumon propose une œuvre intrigante qui mélange l’intime et le mythologique. Sur une grande toile, on distingue des formes fines et entrelacées, presque transparentes, qui évoquent des figures fantomatiques ou des créatures imaginaires. La palette est douce, dominée par des teintes de terre et de craie avec ça et là des accents dorés, comme si un récit ancien était retranscrit en couleurs fragiles. En s’approchant, on remarque des détails dessinés à la limite du visible, des petits symboles ou motifs enfouis dans la matière. Tess Dumon semble cacher dans ses strates de peinture les traces d’une histoire personnelle sublimée en légende. On ressent une ambiance onirique, un peu mélancolique : le tragique et le merveilleux se côtoient discrètement dans son univers plastique. Petit à petit, on s’imprègne de l’atmosphère puissante de l’œuvre – quelque chose de presque sacré s’en dégage, et l’on oublie un instant le brouhaha du salon, plongé au cœur du monde intérieur de l’artiste.

Juste à côté, toujours chez Dumonteil, Liane Chu apporte une explosion de couleurs et de lignes qui tranche avec la délicatesse de sa voisine. Deux tableaux de la jeune artiste Hong-Kongaise attirent immédiatement l’attention par leur dynamisme visuel. Des roses acidulés, des verts étranges – et créent une tension joyeuse entre le normal et l’abnormal, comme si la toile oscillait entre deux états. Le second tableau présente une scène plus structurée en apparence : un décor simplifié, avec des aplats colorés presque enfantins, qui pourrait sortir d’une bande dessinée. Pourtant, un élément cloche volontairement – une perspective faussée, un objet incongru – donnant une impression de surréalisme ludique. En contemplant ses œuvres, on se surprend à chercher le sens caché derrière ses couleurs absurdes et ses lignes frémissantes, éprouvant presque physiquement la tension qu’elle suggère entre norme et différence.
En quittant Dumonteil, on change radicalement de registre en apercevant une toile minimaliste d’une grande force contemplative chez Manolo Ballesteros (Alzueta Gallery). Ici, pas de figure ni de récit apparent : l’artiste espagnol propose un langage purement abstrait, réduit à quelques formes géométriques. Installations ultra-minimales dont les volumes et les couleurs jouent avec la lumière. Le regard s’apaise, se lave presque et s’aiguise à la fois : on scrute les bords pour y trouver la trace du pinceau, on savoure le contraste net entre les deux couleurs, et l’on se retrouve captivé par l’énergie silencieuse qui s’en dégage.
L’attention est alors attirée par une œuvre photographique monumentale sur un autre stand : Vincent Fournier (Galerie Rabouan Moussion) expose une photographie d’un intérieur d’Oscar Niemeyer à Brasilia. La composition à la fois très savante et plutôt vide, est un jeu sur l’intérieur et l’extérieur et sur le voyeurisme du spectateur. Revenant vers la peinture, on s’arrête ensuite devant une toile verte de Dorian Cohen (Galerie Paris-B), jeune artiste qui, lui, puise son inspiration dans la ville et ses mirages. Paysage étonnant, qui aurait pu n’être qu’un tableau végétal décoratif cette nature n’avait pas quelque chose de surréel, de quasi fluo. De fait, elle sort littéralement de la toile, elle est visuellement conquérante. De larges feuilles tropicales – surgissant d’un trottoir fissuré, insinuant la nature au cœur de la ville grise.

Notre regard est ensuite attiré par les teintes claires et la lumière éclatante qui émanent d’une toile présentée par Laura Garcia Karras (Galerie Anne-Sarah Bénichou). Sur cette œuvre de grand format, on distingue une forme organique centrale – cela évoque à la fois une fleur épanouie et la carapace translucide d’un insecte fantastique. Les pétales ou membranes s’étirent sur la toile, dans des tons délicats de rose pâle et de vert d’eau, rehaussés par des contours floutés d’un blanc lumineux presque fluorescent. La frontière entre figuration et abstraction est ténue : à mesure qu’on s’éloigne, l’image se transforme en une vibration de lumière pure, comme un halo chromatique sans motif défini. Mais en s’approchant, on décèle les infinies nuances de la matière picturale.

Au détour d’une allée, un tableau plus ancien, discret mais puissant, nous invite à une pause contemplative : Gilles Aillaud (Galerie Loevenbruck). La scène représentée semble banale : la plage, peut-être en hivers et quelques rochers. Le contraste entre la lumière sur la sable et les rochers sombres et mousseux en font au-delà du simple paysage, une forme d’allégorie de la vie faite d’ombre et de lumière.
Sur le stand de Galeria Senda : une œuvre de Peter Halley déploie sur le mur ses couleurs fluorescentes et ses formes rectilignes caractéristiques. La toile est traversée de grands rectangles plats – rose électrique, jaune vif, orange – reliés entre eux par d’étroites bandes grises qui filent en angle droit, tels des conduits ou des couloirs. Halley maîtrise l’art des contrastes chromatiques brutaux.

La transition est fluide vers l’espace de Galerie Rüdiger Schöttle, où une photographie de Chen Wei prolonge, d’une certaine manière, le jeu des néons mais dans un univers bien différent. L’image donne à voir une fausse entrée, qui ne mène nulle part malgré les marqueurs architecturaux qui la visent. Cette image offre un très beau jeu sur les ombres d’architecture et de nature, nature qu’on ne perçoit qu’en deuxième lecture tel un prisonnier de la caverne platonicien.
En continuant notre parcours coloré, on tombe sous le charme acide de Semiose, galerie qui présente deux peintres français jouant avec des palettes artificielles. Amélie Bertrand, d’abord, attire l’œil avec une toile qui semble luminescente. Et Hugo Capron propose, sur une autre toile, une explosion gestuelle tout aussi colorée mais plus spontanée en apparence. De larges coups de brosse calligraphiques se croisent sur le support, tracés d’un geste rapide, sans repentir, dans des tons rose saumon et orange sanguine. À première vue, c’est une abstraction dynamique, un feu d’artifice de traces colorées. Puis en plissant le regard, on devine un motif récurrent : comme la forme d’un bonbon ou peut-être d’un petit poisson stylisé, répété en variations multiples – Capron aime épuiser une image en la recréant de mille façons.
En gravissant les quelques marches qui mènent au secteur « Promesses » sur le balcon du Grand Palais Éphémère, on découvre une pièce magistrale de Mona Cara (Galerie Idéale – toute jeune galerie – à peine un an d’existence), jeune artiste textile. Il s’agit d’une tapisserie monumentale intitulée Thérapie de Cœur, occupant tout un pan de mur avec ses couleurs chatoyantes et sa texture riche. Tissée à la main en jacquard de laine et polyester sur châssis, elle présente un motif labyrinthique de bandes multicolores entremêlées. On y voit des zigzags et des courbes qui s’entrecroisent comme un gigantesque jeu de serpents et d’échelles – référence ludique aux cultures moyen-orientales dont l’artiste s’est inspirée pour cette œuvre. On a une une petite préférence pour l’arrière (photographié) par rapport à un avant peut-être un peu anecdotique.

Devant le stand de la Montresso Art Foundation, une modeste toile de Cedrix Crespel. Crespel joue sur une palette réduite : des tons de peau rosés et chauds se détachent sur un fond gris bleu orageux. Les zones de flou et de netteté alternent, donnant l’impression que l’image apparaît et disparaît au gré du regard.
En redescendant vers les stands du rez-dechaussée, on tombe sur une étrange série de portraits sur le stand de la galerie lilloise Bacqueville : si plusieurs œuvres de Thomas Devaux en rang d’oignon attirent le regard c’est avant tout par leur couleur, un ultra bleu qui contrate avec le doré de leur cadre. L’artiste travaille beaucoup la photographie bleue qu’elle soit figurative ou abstraite mais ici le bleu est presque de l’ultra violet et représente des personnes de dos, à la fois anonymes et sublimées.
Enfin, au détour du dernier couloir, notre périple s’achève en beauté sur le stand de Galerie Binome, devant les expérimentations visuelles de Mustapha Azeroual. Un grand tableau présente un dégradé subtil de couleurs comme une fenêtre vers un crépuscule ou une aurore imaginaire. En réalité, il s’agit d’œuvres de la série Monade de l’artiste, issues de sa recherche sur le médium photographique lui-même. Azeroual, formé aux sciences, repousse les limites du support en jouant avec la chimie et la lumière. Ce sont en fait des observations du phénomène du rayon vert, ou des études de la décomposition de la lumière du soleil – une exploration poétique et scientifique du spectre lumineux.

Avant de quitter la foire, un dernier détour s’impose par le stand de Gowen Contemporary, où est exposée l’œuvre Zigzag (2024) de Joana Vasconcelos. Cette sculpture murale en crochet de laine colorée est un festival pour les yeux et un clin d’œil malicieux pour conclure notre parcours. On reconnaît immédiatement la patte de Vasconcelos, connue pour élever les techniques artisanales dites féminines au rang de la sculpture contemporaine monumentale. Ici, l’humour n’est pas absent : la forme zigzagante rappelle un symbole électrique, comme la représentation schématique d’un éclair ou d’un battement de cœur sur un électrocardiogramme, mais transposée en un moelleux objet de laine multicolore. Le dialogue entre le pop et le fait main est total : la laine adoucit la forme anguleuse tout en lui donnant une présence tactile très forte.
Le soleil décline maintenant sur le Champ-de-Mars, et tandis qu’on quitte le Grand Palais, on repense à tous ces coups de cœur découverts tout au long de la visite. Chaque œuvre, qu’elle soit peinture figurative, abstraction géométrique, photographie ou sculpture textile, a offert un monde en soi, et surtout une leçon de regard. On a navigué entre la maîtrise chromatique impeccable de certains et l’extrême précision du geste ou du détail chez d’autres, et souvent les deux à la fois. On réalise que le fil rouge de notre parcours était cette attention portée à la couleur et à la forme, ce regard exigeant que les artistes posent sur le réel ou l’imaginaire, et qu’ils nous invitent à partager. Dans le bruissement de la foule du vernissage, on s’est parfois senti seul à seul avec une œuvre, suspendu à ses nuances, à ses secrets.