Christie’s a franchi une nouvelle étape dans l’histoire du marché de l’art en lançant « Augmented Intelligence », sa première vente entièrement dédiée aux œuvres créées avec le concours de l’intelligence artificielle. Une initiative qui marque un tournant, mais qui suscite également une levée de boucliers parmi les artistes et les défenseurs des droits d’auteur.
Du 20 février au 5 mars, la célèbre maison de ventes aux enchères propose une sélection de 34 œuvres créées grâce à des algorithmes, mêlant sculptures, peintures, images numériques et installations interactives. Parmi les lots, des pièces signées par des pionniers de l’art informatique, comme Charles Csuri, dont une œuvre datant de 1966 est incluse dans la vente, mais aussi des artistes contemporains tels que Refik Anadol, Holly Herndon & Mat Dryhurst, ou encore Pindar Van Arman, dont la série « Emerging Faces » est estimée jusqu’à 250 000 dollars.
Si l’intelligence artificielle est utilisée depuis plusieurs décennies dans la création artistique, l’avènement des modèles d’IA générative depuis 2022, comme Midjourney et DALL-E, a bouleversé la perception du grand public et élargi les frontières de l’art numérique. « L’IA est devenue plus prolifique dans notre quotidien », explique Nicole Sales Giles, directrice des ventes d’art numérique chez Christie’s. « Aujourd’hui, davantage de gens comprennent son fonctionnement et l’apprécient comme un médium artistique à part entière. »
Mais cette légitimation de l’IA dans l’art n’est pas du goût de tout le monde. En parallèle de l’événement, une pétition signée par plus de 6 300 artistes et professionnels du secteur a vu le jour, réclamant purement et simplement l’annulation de la vente, qui est pour eux du « vol massif de travaux d’artistes humains ». Ils dénoncent en effet l’utilisation d’outils entraînés sur des bases de données composées d’œuvres protégées par le droit d’auteur, sans consentement ni rémunération des artistes dont les créations ont été intégrées aux modèles d’IA.
Les critiques visent notamment l’opacité entourant les sources d’entraînement des modèles d’IA. A minima, les signataires demandent que les oeuvres générées par l’IA ne soient issues que des créations propres à l’artistes. C’est d’ailleurs ce qu’a défendu Refik Anadol sur X, affirmant que « la majorité des artistes du projet utilisent leurs propres données et leurs propres modèles ».
Cependant, si certains artistes présents dans la vente affirment avoir utilisé leurs propres bases de données et algorithmes, d’autres se sont appuyés sur des outils qui exploitent des millions d’images existantes sans aucune régulation claire. « Midjourney est développé en utilisant quasiment tout ce qui se trouve sur internet », explique l’artiste turc Sarp Kerem Yavuz, qui participe à la vente avec «Hayal», une œuvre créée à l’aide de Midjourney.
La problématique dépasse largement le cadre de cette vente et s’inscrit dans un débat juridique plus vaste sur la légalité des modèles d’IA générative. Plusieurs artistes ont déjà intenté des actions en justice contre des plateformes comme Midjourney et Stability AI, les accusant de piller leur travail pour générer de nouvelles images. Mais la justice peine à trancher, face à des outils qui opèrent sur des échelles de données gigantesques, rendant toute analyse cas par cas quasiment impossible. Nicole Sales Giles défend la vente en ces termes : « l’idée que les artistes s’inspirent de leurs prédécesseurs n’est pas nouvelle ».
Faut-il dès lors un label garantissant une IA « éthique », qui respecterait scrupuleusement les droits d’auteur ? Un registre des œuvres utilisées pour entraîner ces modèles ? La vente de Christie’s met en lumière un besoin urgent de régulation et d’encadrement, alors que le marché de l’art s’apprête à être bouleversé par ces nouvelles formes de création.
Quoi qu’il en soit, « Augmented Intelligence » représente un jalon dans l’histoire de l’art et de l’IA. Qu’on y voie une révolution artistique ou un cheval de Troie pour la marchandisation du travail des créateurs, cette vente marque un tournant, et pose des questions essentielles auxquelles le monde de l’art devra rapidement apporter des réponses.
Visuel : © Angélina Zarader, assistée de ChatGPT