Sous la lumière du Grand Palais, Art Basel Paris 2025 s’ouvre dans un tourbillon de couleurs et de mondanités. Mais derrière l’effervescence, la foire révèle les paradoxes d’un marché de l’art en mutation : chute des très grandes ventes, montée des jeunes collectionneurs et vitalité retrouvée des galeries.
Sous son immense verrière, dans ce vaste espace baigné de lumière, on vit clairement la poésie du Grand Palais, mais lors d’Art Basel, on enlève vite son manteau, la chaleur nous gagne, on voit des tâches de couleurs fluo partout, les belles tenues des visiteurs et c’est le vertige. Pourtant quand on pense au marché de l’art, l’heure n’est pas à la fête. Près de 20 % signalent une baisse d’activité supérieure à 20 % sur l’année écoulée. Mais la clientèle de l’art a pourtant augmenté en nombre et baissé en âge. 44 % des clients de galeries étaient nouveaux en 2024, et la part des ventes à des primo-acquéreurs a gagné 5 points par rapport à l’année dernière. Le phénomène est encore plus marqué en ligne : 46 % des ventes digitales des marchands ont été réalisées auprès de premiers acheteurs. Donc la foire représente ce sursaut des galeries, pour vendre en présentiel. Dernier point de diagnostic du marché de l’art : les œuvres de moins de 5 000 $ ont progressé en valeur (+7 %) et en volume (+13 %), tandis que les ventes à plus de 10 M$ ont chuté de 45 % en valeur *. Or on voit peu de petites œuvres à Art Basel.
Dans les allées, ça parle toutes les langues. Et tous les âges sont représentés. Le point commun : un jour de vernissage, ça sent l’aisance financière. Stands de champagne tous les mètres, corner Louis Vuitton, revu par Murarakami, on n’est pas dans une exposition classique, c’est bien une foire. Et le problème avec les foires, c’est le côté incongru des juxtapositions d’œuvres, un Picasso, un Franck Stella, un Ugo Rondinone, ce qui rend le récit fragmenté, difficilement linéaire. L’idée de la rédaction de Cult est de vous donner un compte rendu impressionniste, basé sur les points d’accroches de nos champs de vision. Et la première accroche à l’entrée, est un mur de led signé Barbara Kruger, l’artiste à l’origine du «I shop therefore I am », tellement d’actualité dans ce lieu, mais qui ici prévient avec une autre œuvre à message : un gros plan sur un œil et un slogan «Remember Me», de la galerie Sprüth Magers, rappelle que tous les stands et toutes les œuvres sont ici en compétition pour le regard de l’acheteur. Le ton est donné.
Parlant d’impressionnisme, celui-ci se fait sculptural avec le totem peint de Rachel Harrison nommé Al Gore, à la galerie Greene Naftali, ou quasi archéologique dans le tableau au cadre à la forme organique de James Benjamin Franklin dans la section sur les artistes de Détroit. Le verre fumé soutenu par un lambeau de métal bleu de Charisse Pearlina Weston à la galerie Jack Shainman est lui plus orienté vers un écho très contemporain du constructivisme. Lui fait presque face, un majestueux mobile vaudou de Julien Creuzet à la galerie Andrew Kreps. Dans le même stand : un dessin-collage beaucoup plus modeste de Raymond Saunders à la fois construit et déconstruit. Au détour d’une allée : la minimaliste galerie japonaise Taka Ishii et son poétique artiste Rai Nato (l’artiste qui recrée des nuages, qui a fait le buzz sur Instagram) et ses deux ballons de baudruche en lévitation. À côté, la galerie belge Tim Van Leare et son grand tableau à l’huile de Rinus Van de Velde : Forever a Memory… est la représentation d’un mur mais aussi d’une lumière et d’une ambiance, enfouie dans le passé. Sur le même stand, un tableau de Ben Sledsens, Blue Forest Hill, tranche par sa lumière et sa lisse profondeur chromatique. Juste en face, à la galerie Almine Rech, un sublime James Turrel hypnotise littéralement le regard.
Chez Paula Cooper, on alterne entre du Donald Judd et un Carl Andre végétal. Chez Matthew Marks, une grande œuvre pastel de Laura Owens. A la Neugerriemschneider, des couleurs vives en pagaille, mais avant tout un très beau travail de couture de Noa Eshkol, Red-Pink Sea. Très belle sculture de marbre en forme d’escargot, presque indécente à la galerie Loevenbruck d’Alina Szapoczikow. Dans le stand de la galerie Kukje de Séoul : un mobile de corde intitulé Tinkle Feelered Chalky de Haegue Yang et une peinture sur plusieurs couches d’écrans de soie (recréant une profondeur photographique dans le paysage) de Kibong Rhee. En face à la galerie Tomas Zander : une autre œuvre textile d’Abdoulaye Konaté en dégradé de bleus. Découverte pour la rédaction à la galerie Kurimanzuto : l’œuvre historique de Marta Munijin (qui préfigure celle de Joana Vasconcelos) et ses matelas peints.
Ponctueront cette promenade du visiteur sursollicité : les totems de rochers d’Ugo Rodinone devant son œuvre ronde comme une cible à la galerie Esther Schipper. Chez Sadie Coles, le peintre vénézuelien Alvaro Barrington et son soleil orange, une petite œuvre de Mathew Barney dans un coin. Chez Kamel Mennour, un des plus beau Buren que cette rédaction ait pu voir, composé de miroirs et de couleurs. À la galerie Peter Freeman, un intense dialogue minimal s’installe entre un Dan Flavin blanc/bleu et un Franz Erhard Walther rouge sang. Chez David Zwirner : l’émouvant (tant il est familier) carré de Josef Albers et une œuvre inattendue de coquetterie de Bridget Riley, habituellement la reine du minimal.
Coup de cœur absolu pour les séduisants groupes d’œuvre peints en dégradé de couleur et de lumière de Rob Pruitt qui sont visibles à la galerie 303 et évidemment chez Air de Paris. Wolfgang Tillmans, après sa magnifique exposition/réinvention de la BPI du Centre Pompidou de cette année, est aussi très présent, avec notamment une belle nature morte à Sao Paulo chez Regen Projects. Katherine Bradfort chez Kauffman Repetto, produit une toile floue, qui évoque très bien la solitude d’être ensemble sans être un collectif. A côté, des céramiques de Keiji Ito sont comme des portraits à la fois doux (presque sereins) et brutalistes dans leur forme comme dans leur solitude. Les deux œuvres se parlent. Chez Art Concept, Michel François propose une toile à la fois oblique et minimale réunissant la capture du mouvement, de la lumière, presque de l’électricité, dans des lignes horizontales d’une intensité contenue.
Dans la section Émergence, on croise le bricolage coloré d’Ethan Assouline chez Gauli Zitter, Arash Nassiri et ses maquettes angoissantes, chez Ginny on Frederick et les environnements aseptisés, trop traditionnels pour être réels de Duyi Han. Au sein du fonds d’art contemporain de Paris, une tapisserie de Lux Miranda. Dans la partie Premise, on peut citer à la volée les étonnantes toiles du designer star Harry Nuriev à la galerie Sultana, les très belles œuvres textiles de Lee Shinja à la galerie Tina Kim inspirées, entre autres, des grandes artistes textiles du Bauhaus, et enfin l’enthousiasmant principe des tableaux de collection de Gala Porras-Kim chez Commonwealth and Council.
Ensuite, on fait quelques pas et on arrive sur la Concorde sous une tente, et là on est projeté trente ans en arrière dans une FIAC des années 90. Le nom de la foire est pourtant Moderne. S’y cottoient des galeries de Cannes et de Saint Tropez, des (très beaux) stand d’antiquaires de Saint Ouen, et une trouvaille : la galerie d’Anvers, Modershapes, qui semble tout droit sortie de l’imaginaire de l’antiquaire anversois Axel Vervolt, avec une reflexion sur l’éternité et les clair-obscur, où l’ascétique et puissante sculpture céramique de Lucien Petit, côtoie l’œuvre de la légende coréenne, Lee Ufan.
À Design Miami, on sent que l’époque où l’on parlait des foires comme des laboratoires de modernité est révolu. Les stands sont peu différenciés et installés dans les dorrures du palais qui les accueille, l’ancienne résidence de Karl Lagerfeld, rue de l’Université. Seules trouvailles : le Lantern Vessel in Between Worlds de Julie Ngo et la table basse “Jello” par Marco Campardo tous deux issus du partenariat avec Apple pour la mise en valeur de la jeune scène du design, le mobilier japonais vintage de la Side Gallery et l’installation immersive et contemplative de Paulin Paulin Paulin.
* Ces chiffres sont issus de l’étude : Art Basel & UBS Art Market Report 2025 et du Baromètre 2025 du CPGA, basé sur les données de l’année 2024 et élaboré par l’institut IDDEM
visuels (c) SG