Antoine de Baecque : « Mon premier souvenir du Festival d’Avignon est une légende familiale »

Racontez-moi votre premier souvenir du Festival d’Avignon ? 

Le premier souvenir doit être avec mon père, il était critique de théâtre, et il a beaucoup fréquenté Avignon. Il m’a donc emmené au festival, nous allions ensemble. Mon premier souvenir n’est pas nécessairement direct, car j’étais très jeune. Il s’agit plutôt d’une légende familiale qui raconte qu’en 1965, dans la cour d’honneur, j’ai assisté pour la première fois à une représentation de L’Illusion comique, avec une mise en scène de Georges Wilson. On raconte que j’étais transporté par le spectacle. 

Parce que étiez tout petit n’est-ce pas ?

Oui, j’avais trois ans. C’est merveilleux. Lorsque j’ai commencé à fréquenter le festival, vingt ans plus tard, j’étais étudiant à l’École normale supérieure.

Ce sont des années « cult », celles du  Mahabharata et du Soulier de satin.

Oui, et je me souviens très bien du Soulier de satin dans la cour d’honneur. J’y ai passé la nuit, comme de nombreux spectateurs, ressentant à la fois le froid et une véritable fascination pour le spectacle. Voilà, ce sont mes premiers grands souvenirs pleinement conscients du festival.

 C’est amusant, car pour moi, votre nom est intimement lié au Festival d’Avignon, au point que j’avais l’impression que vous n’aviez travaillé presque exclusivement sur ce sujet, alors que c’est inexact. Vous êtes historien, spécialiste d’histoire moderne, vous avez écrit sur le cinéma, la Révolution française, et aujourd’hui encore, sur l’univers du septième art. Pourtant, malgré ces divers travaux, on dirait qu’Avignon absorbe tout, au point que l’on vous perçoit comme l’historien du Festival d’Avignon. Comment ce festival a-t-il pris une place si centrale dans votre vie ? La preuve en est que vous êtes actuellement commissaire d’une exposition qui se tiendra à l’anntenne avignonaise de la Bibliothèque nationale dès le 5 juillet.

Ce sont de longues années de compagnonnage avec le festival. J’étais présent dès la première réflexion sur cette exposition d’envergure concernant le festival, il y a plus de trente ans. J’ai commencé à travailler directement avec les équipes du festival d’Avignon en 1992, année où Vincent Baudriller et Hortense Archambault ont rejoint l’équipe de Bernard Faivre d’Arcier J’ai grandi professionnellement avec eux. En ce qui concerne l’exposition, nous avions déjà un projet dans les années 90, mais il n’a pas abouti. Pendant trois ans, nous avons œuvré à sa conception, mais il n’a finalement pas vu le jour. Par la suite, j’ai poursuivi ma collaboration avec Vincent et Hortense lorsqu’ils ont pris la direction du festival en 2003. J’animais alors les conférences de presse dans le Cloître Saint-Louis et participais à d’autres formes de médiation. C’est dans cette dynamique qu’est paru, en 2007, L’Histoire du Festival d’Avignon, publié chez Gallimard et coécrit avec Emmanuelle Loyer, qui est d’ailleurs mon épouse. Nous nous sommes rencontrés à Avignon. Ce livre n’était pas une commande de la direction du festival, mais Hortense et Vincent ont suivi le projet avec intérêt, notamment en raison de leur passion pour les archives. Cela illustre bien l’étroite relation que j’ai entretenue avec le festival et l’importance qu’il a eue dans ma vie. 

Un vrai compagnonnage qui s’illustre à plein de sens dans ma vie ! 

Et cette relation perdure encore aujourd’hui…

Tout à fait. Chaque année, je suis heureux d’y revenir. L’année dernière, nous avons organisé une exposition consacrée à Alain Crombecque à la Maison Jean Vilar. Nous venons de la démonter pour préparer l’installation d’une exposition permanente, que je qualifie volontiers de musée du Festival d’Avignon. Elle sera inaugurée le 5 juillet prochain.

Vous avez mentionné que cette idée germait depuis trente ans. Comment expliquez-vous qu’elle ait mis autant de temps à voir le jour ?

Plusieurs éléments entrent en jeu. D’une part, il y a des éléments conjoncturels : en 1995, après trois ans de travail sur l’exposition, tout était prêt, la scénographie achevée. Nous nous apprêtions à passer à la construction lorsque la municipalité d’Avignon a fait faillite. Cela a provoqué une crise financière majeure pour le festival, qui a perdu environ 20 à 25 % de son budget. Certaines initiatives ont dû être abandonnées, dont l’exposition. D’autre part, il existe une difficulté structurelle à concilier exposition, musée et théâtre. Le théâtre est un art éphémère, fondé sur l’unicité de la représentation. Comment en proposer une transcription muséographique ?  Cette question a suscité des réticences dans le milieu théâtral, par crainte de figer en quelque sorte la représentation. Toutefois, ces réserves tendent à s’atténuer avec les nouvelles générations, qui ont une approche plus fluide et multimodale du théâtre. Elles intègrent davantage l’image, le numérique et les captations audiovisuelles dans leur pratique. Nous avons ainsi veillé à intégrer dans la scénographie de l’exposition des éléments propres à l’univers du théâtre afin de créer un équilibre entre l’éphémère et le durable.

Je pense que cette évolution des mentalités a permis de lever certaines réticences et d’aboutir, enfin, à la création de cet espace d’exposition dédié au festival

Il faut d’ailleurs rendre hommage à l’Association de la Maison Jean Vilar, qui a pris une décision déterminante il y a environ un an : celle de concevoir une exposition permanente. Jusqu’à présent, la Maison Jean Vilar proposait, chaque année ou tous les deux ans, des expositions temporaires qui avaient l’avantage d’aborder des thématiques variées. Toutefois, ces expositions présentaient deux limites majeures : d’une part, elles nécessitaient un budget conséquent, et d’autre part, leur caractère éphémère ne permettait pas d’inscrire leur contenu dans la durée. Souvent, ces expositions se tenaient durant le festival, puis disparaissaient.

L’idée aujourd’hui est donc de rompre avec ces contraintes en concentrant les ressources sur une exposition permanente, qui pourra exister pendant sept à dix ans. Nous ne savons pas encore exactement combien de temps elle sera maintenue, mais l’objectif est bien d’inscrire cette proposition culturelle dans la durée, au-delà du cadre du festival estival.

Si nous parvenons à relever ce défi, nous pourrons attirer un public varié, à la fois celui du festival, mais également un public moins familier avec cet événement et qui visite Avignon à d’autres périodes de l’année. C’est là tout le défi et la mission de cette exposition. Cette initiative a bénéficié du soutien de la Maison Jean Vilar, mais également de la Bibliothèque nationale de France, ainsi que du ministère de la Culture. Dans un contexte budgétaire contraint, il est important de souligner que le ministère a tout de même débloqué une somme significative pour permettre la concrétisation de ce projet.

 En vous écoutant  j’ai le sentiment qu’il s’agit certes d’une exposition permanente, mais qu’elle ne serait pas figée. J’ai eu l’impression que vous aviez à cœur de mobiliser un grand nombre de ressources bien plus vastes que ce que l’exposition présentera au départ.

Absolument. L’idée est bien de proposer une exposition qui, tout en conservant un cadre et une scénographie permanents, puisse évoluer dans le temps, notamment à travers les pièces qui y seront exposées. Il s’agit à la fois d’une nécessité et d’un choix délibéré. D’un point de vue purement matériel, certains objets sont particulièrement fragiles et répondent à des exigences strictes de conservation dictées par la BNF. Cela implique un roulement régulier, certaines pièces devant être remplacées tous les six mois.

Mais au-delà de cette contrainte, nous avons souhaité faire de cette dynamique un principe fondateur de l’exposition. Ainsi, si un visiteur découvre l’exposition une première fois, puis revient deux ou trois ans plus tard, il ne verra pas exactement les mêmes éléments. C’est particulièrement vrai pour le cœur de l’exposition consacré à Jean Vilar. Les archives le concernant sont d’une richesse extraordinaire, et il nous semble essentiel de les présenter par roulement afin d’en offrir une lecture renouvelée. Nous espérons ainsi encourager le public à revenir, en proposant une expérience qui ne soit jamais totalement identique.

J’ai également l’impression que vous avez cherché à inclure toutes les composantes du festival, notamment le « off », qui a une identité particulière. Vous avez même prévu un espace dédié, ce qui témoigne d’une volonté de toucher aussi ce public-là. Pourtant, le public du « in » et celui du « off » ne se croisent pas toujours. L’idée est-elle d’attirer également les festivaliers du « off », ou est-ce un enjeu plus marginal ?

L’ambition est véritablement d’attirer un public large et diversifié, et pas uniquement les spectateurs du Festival « in », qui viendront naturellement à la Maison Jean Vilar. Le public du « off » constitue une cible importante, d’autant plus qu’il ne connaît pas nécessairement en profondeur l’histoire du festival. Nombreux sont ceux qui savent qu’Avignon est un haut lieu du théâtre, mais qui ignorent les spécificités du festival, son histoire et ses évolutions.

Nous avons donc voulu que l’exposition reflète cette diversité. D’un côté, il était essentiel que le « off » soit représenté, et de l’autre, nous avons pensé plus largement aux visiteurs qui viennent à Avignon en dehors du festival. N’oublions pas que le Palais des Papes est l’un des monuments les plus visités de France. Si nous parvenons à capter ne serait-ce que 10 % des touristes qui visitent Avignon, cela représenterait déjà un afflux considérable. C’est pourquoi l’exposition sera entièrement traduite en anglais, afin d’être accessible au public international.

Deux axes majeurs structureront cette exposition : d’une part, Jean Vilar, figure fondatrice du festival, dont l’empreinte est indissociable de son histoire ; d’autre part, une réflexion sur les grandes permanences du festival. Nous avons d’ailleurs renoncé à une approche strictement chronologique qui aurait consisté à passer en revue les différentes directions du festival. Cela aurait pu être pertinent dans un livre, mais pour une exposition, ce n’était pas judicieux. Tous les directeurs encore en vie ont d’ailleurs soutenu cette approche.

Nous avons donc privilégié une narration thématique, qui retrace l’histoire du festival à travers ses grands enjeux. La scénographie traduit cette vision et repose sur trois axes principaux :

– La fabrique du festival : Il s’agit d’expliquer comment un festival de cette ampleur se construit. Depuis 1947, lorsque la première scène fut installée sur des tonneaux, jusqu’à aujourd’hui, où la cour d’honneur est montée à l’aide de grues télescopiques, le principe reste le même : transformer des lieux qui ne sont pas initialement dédiés au théâtre en espaces scéniques. Cette partie de l’exposition explorera ces processus de transformation, en abordant des aspects concrets : qui participe à cette mise en place ? Combien cela coûte-t-il ? Quelles sont les contraintes techniques ? Autant de questions qui permettront de donner à voir l’envers du décor.

– Avignon, ville-théâtre : Ce deuxième volet met l’accent sur l’omniprésence du théâtre dans la ville durant le festival. Nous avons cherché à retranscrire cette atmosphère unique qui attire un tel afflux de personnes, à travers des dispositifs immersifs : une scénographie évoquant les ruelles d’Avignon envahies d’affiches, des sons qui rappellent le brouhaha du tractage et des parades, ainsi qu’une table-maquette interactive qui permettra aux visiteurs de visualiser les différents lieux investis par le théâtre, du « in » comme du « off ».

– Les grandes créations du festival : Enfin, nous avons sélectionné 120 spectacles emblématiques, tous genres confondus, qui feront l’objet d’une grande projection immersive. Grâce à un montage associant photographies, captations et objets symboliques, cette séquence offrira un aperçu sensible et spectaculaire de l’histoire du festival à travers ses mises en scène marquantes.

L’enjeu est donc de proposer un récit vivant, qui permette au public de comprendre à la fois la fabrication du festival, son ancrage dans la ville et son impact artistique. Nous espérons ainsi toucher des visiteurs aux profils variés, qu’ils soient festivaliers avertis, spectateurs du « off », touristes curieux ou amateurs de théâtre désireux d’en apprendre davantage sur cet événement incontournable. Finalement, vous n’êtes pas un Jean Vilar qui surplombe l’ensemble de ce projet et qui distribue les étapes du parcours…

Nous avons d’ailleurs conçu un cinquième espace, qui joue un rôle différent dans l’exposition : c’est un espace plus pédagogique, structuré autour d’une frise chronologique allant de 1947 à aujourd’hui. Cette frise, très graphique, permet de retracer année après année les grandes étapes du Festival d’Avignon, en indiquant notamment qui en était le directeur à chaque période.

Ce dispositif apporte une dimension de continuité historique, mais il intervient à la toute fin du parcours. L’objectif est que le visiteur ait d’abord traversé des espaces immersifs, où il aura saisi les ambiances et les enjeux du festival, avant d’avoir accès à cette lecture linéaire du temps. En somme, nous avons souhaité inverser la logique classique qui consisterait à commencer par une chronologie exhaustive : ici, c’est une fois l’univers du festival appréhendé que le visiteur peut se plonger dans son histoire détaillée.

C’est amusant, car au moment où nous parlons, nous sommes à quelques heures de l’annonce officielle du programme de cette édition, à peine une heure et demie, et j’imagine que cette frise devra évoluer en permanence, quasiment en temps réel ?

Bien entendu. Cette frise n’a pas vocation à traiter de l’actualité immédiate ou du futur, elle s’arrêtera à l’année précédente. Pour l’inauguration, elle ira donc jusqu’en 2025. Mais l’exposition étant conçue pour durer une dizaine d’années, elle sera mise à jour régulièrement. Chaque année, pendant le festival, nous pourrons inscrire les nouveaux éléments qui viennent enrichir l’histoire du festival. Et bien sûr, au fil du temps, un nouveau directeur ou une nouvelle directrice prendra la tête du festival, et cette évolution sera intégrée dans la frise. L’exposition s’inscrit ainsi dans une temporalité vivante, où l’histoire du festival continue de s’écrire sous les yeux des visiteurs.

AB : Eh oui, the show must go on. Merci infiniment.