Le 8 décembre dernier à Honolulu, lieu intermédiaire nantais où est basée la compagnie Oro de Loïc Touzé, dans le studio à l’étage, a eu lieu un moment rare : la rencontre entre un performeur avec sa voix et sa danse, un traducteur et un texte peu connu de Virginia Woolf.
Un étrange personnage entre en scène. C’est un jeune homme en shorts portant un haut violet bordé de dentelle et des chaussettes rouges à rubans dans des baskets noires. Amenant dans l’espace de jeu un gros fardeau fait de draps ficelés portés sur son dos, il frappe un rythme sur son sternum avant de prendre la parole. Matthieu Blond déroule alors son programme en trois volets et trois folios, tirant au hasard une sélection de page. Il évoque tout de suite la figure de l’écrivaine anglaise Virginia Woolf et va, pendant cinquante minutes, nous emmener dans un voyage vertigineux, érudit et incongru. Il s’y s’engage totalement en tant que danseur, narrateur, chanteur et performeur.
Six mois avant de se suicider, nous apprend-il, la célèbre romancière, inventeuse du ‘stream of consciousness’ (flux de conscience), écrivait en 1940 un de ses derniers textes : Reading at random (Lire au hasard), renommé plus tard Turning the page (Tourner la page) puis Anon (pour « anonyme »). Il s’agit d’une liste d’annotations, de recherches et de questionnements de l’autrice. On comprend que Blond est venu nous performer une édition spéciale de son Journal, revue immatérielle qu’il a initiée sur la performance par la performance. Le performeur est venu sur invitation d’un autre artiste, Simon Asencio. Ce dernier s’est donné comme consigne de collecter et de traduire des morceaux d’archives de cet ensemble écrit par Woolf.
Blond, qui a défait son imposant paquet et déployé au sol des couvertures, se munit alors d’un jeu de 49 cartes et demande à cinq personnes du public d’en tirer trois chacune. Il en rajoute une seizième et entreprend de les déchiffrer. L’une d’entre elles convoque la presse à imprimer, ce « vieux rêve », une autre cerne le « lien entre écrire et voir », deux autres s’intitulent « Nin » et « Soleil »… Blond arpente l’espace, l’étage, puis quitte la salle, descend et explore le rez-de-chaussée d’Honolulu, revient, frappe les poutres et donne un ticket de tram à un spectateur.
Il évoque brièvement l’influence de la Bible sur la prose avant de se coucher au sol pour danser sa version de L’après-midi d’un faune de Nijinsky, sur la célèbre musique de Debussy. On le voit prendre des élans, des poses, avant de se remettre debout avec une couverture, pour se mettre à danser dans un vocabulaire classique ambigu. Il court, redescend au sol, se lèche les lèvres, ralentit et semble inquiet, adoptant un registre franchement humoristique. Dans sa présence comique, il joue à la fois les rôles de la muse et d’un faune éploré et ouvertement sensuel, parodiant l’original. Se retrouvant seul avec sa couverture, Blond la hume, se vautre dessus au sol et, se rallongeant, est pris d’un spasme dans une jambe. Il s’agit là d’un clin d’œil qui reprend l’image finale de la chorégraphie de Nijinsky de 1912 (qui avait fait scandale), le foulard de la muse étant ici remplacé par le tissu épais et plus grossier de la couverture.
Se relevant, notre performeur mime le geste de tourner la page (ce mouvement reviendra, ponctuant les différentes séquences du solo), abordant un autre chapitre de son propos. Il s’agit à présent de l’histoire de la littérature en Angleterre, notamment d’un passage d’un texte de Woolf de 1926 sur la minorisation de la langue et l’émergence de la poésie, de la chanson et de la langue anglaise. Il évoque l’effacement de celle-ci, avec l’importance du parler de cour de ferme et de cuisine. Dans Anon, Woolf s’appuie sur le poète élisabéthain Spenser et sur l’anonymat, avec son glossaire de mots puisés dans les ballades, les chansons de rue qui font penser aussi à Chaucer, poète et écrivain médiéval du quatorzième siècle (connu pour ses Contes de Canterbury). Blond évoque la Renaissance, période où brillait la figure de l’allégorie : le but de la poésie était alors de « rendre la pensée visible ». Il nous fait écouter ensuite le seul enregistrement permettant d’entendre la voix de Virginia Woolf. Il replie ses couvertures et ses ficelles et change son aspect en se drapant dans un grand tissu et en se faisant deux couettes dans les cheveux.
Une petite danse suit, accompagnée d’un texte saccadé qu’il énonce, affirmant qu’Anon est mort à cause de la presse à imprimer. La mort du roi Arthur est évoquée avec un monde ancien et des légendes qui remontent à la surface. L’humour revient avec son imitation de chevaliers chevauchant, puis Blond se rallonge sur une couverture et donne verbalement une méthode de travail avant de produire trois chants en anglais. Il nous apprend que Woolf recombinait de nombreux éléments pour créer sa propre histoire de la littérature anglaise. Poursuivant son manège affairé (choc contre le mur, position allongée avec jambes qui s’agitent…), il lance les noms de Michel-Ange, de Léonard de Vinci, de Blake et pose la question de la « manière » dans l’écriture. Continuant à parler et chanter tout en repliant ses couvertures, il fait participer le public, monte dans le registre aigu, chevrote et finalement ramasse ses cartes et refait son fardeau du début avant de quitter l’espace de jeu.
Le solo, mêlant texte, voix et mouvement, a été créé en octobre dernier au centre Wallonie-Bruxelles à Paris. Woolf y était présentée comme « ambitionnant de créer une ‘histoire commune de la littérature’ par la littérature elle-même : une œuvre subjective composée de biographies et de récits, se lisant comme un flux continu. Bien que ce projet soit demeuré inachevé, les notes laissées par Woolf permettent de reconstituer l’essence de son idée. Anon est un poème-essai en prose qui conte l’histoire d’un.e seul.e protagoniste, Anon, qui, telle un.e Orlando, parcourt les âges de l’Angleterre pré-coloniale pour y dessiner une histoire commune et anonyme du langage ». Le projet inachevé de Woolf « a des échos éthiques qui résonnent encore aujourd’hui ».
Asencio, dans une interview donnée en 2024 à la galerie parisienne Kadist, se définit comme artiste travaillant à mi-chemin entre les pratiques d’arts chorégraphiques et plastiques : « Ce qui m’intéresse, dit-il, ce sont les pratiques textuelles et la manière dont elles peuvent générer des formes de sociabilité ».
Objet insolite, peut-être un peu bavard, mais très convaincant tant le performeur s’y lance avec enthousiame, Anon est une expérience à vivre absolument, tant pour son contenu littéraire passionnant et incarné que pour les divers registres scéniques explorés par Matthieu Blond, interprète et artiste à suivre. Dans Anon, il « arpente » le texte de Woolf de façon magistrale et sa présence fait penser à un « acteur de rue, un bonimenteur ou un Mr Peachum de l’Opéra de Quat’Sous de Brecht » (feuille de salle du festival, consultable via un QR-code).
Artiste, architecte et performeur basé entre Paris et Nantes. Après des études d’architecture à l’Ensa Versailles, Matthieu travaille cinq ans dans plusieurs agences d’architecture tout en développant un travail chorégraphique. Il explore depuis 2017 les liens entre performance et publication notamment avec le projet Journal.
Il conçoit en lien avec cette recherche différentes performances : A Poem Should Be Read In Sequence, des Nécrologies, des Edition Spéciale et une série de Fanzine – As Blond As You Want.
Il travaille régulièrement comme danseur pour plusieurs chorégraphes dont Eli Lecuru, Alice Gautier, Alain Michard, Clara Saito et Lisa Vereertbrugghen.
Coproduction Centre Wallonie-Bruxelles, Paris ; festival Setu (Finistère) ; Les Bazis (Ariège) ; Le Ring, scène périphérique de Toulouse.
Performance : Matthieu Blond, conception et traduction du texte : Simon Asencio
Visuel : © Yves de Orestis