Anne Paceo, rencontre entre sororité et sonorités

Frapper juste

Anne Paceo, figure incontournable du jazz français, est batteuse. À l’âge de  9 ans, lorsque sa mère lui demande si elle veut jouer de la musique, elle répond, sans hésiter : « Oui, la batterie. ». Tentative de dissuasion immédiate : « Et le piano ? La contrebasse, peut-être ? » Rien à faire. La petite ne veut entendre parler que de baguettes et de rythmes. « Peut-être parce que, quand j’étais enfant, il y avait beaucoup de musique live à la télévision. Je voyais des batteurs – exclusivement des hommes, d’ailleurs – et ça m’a donné envie. » Mais l’évidence a vite heurté un mur : celui des stéréotypes. « La batterie, c’est un instrument historiquement masculin. J’en ai souffert.»  Elle raconte les réflexions, les regards, notamment au conservatoire. « Le CNSM (Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris), c’était très compliqué. J’y ai subi beaucoup de sexisme. Et encore aujourd’hui, dans certains contextes, je sens que si j’étais un homme, les réactions seraient toutes autres. » Elle ne s’arrête pas là. Pour elle, les batailles qu’elle mène derrière son instrument prennent racine dans une réalité plus vaste. « C’est pareil dans beaucoup d’autres milieux. Il y a encore trop peu de femmes pilotes de ligne, par exemple, ou journalistes. Nous sommes nombreuses à devoir vivre avec le sexisme ancré dans tous les secteurs. » Pourtant, elle tient ses baguettes, elle joue et elle compose. Pas seulement par amour de l’instrument, mais par défi. Frapper sur les peaux devient une manière d’ébranler les idées reçues. «La batterie, pour moi, n’a jamais eu de genre », dit-elle. Si les rythmes effacent les stéréotypes, son nouvel album Atlantis abolit les frontières.

Jazz et océans, territoires sans frontières

Pas de cartes, pas de plans. Plongeuse, Anne Paceo descend régulièrement dans les profondeurs marines. À chaque remontée à la surface, des mélodies surgissent dans son esprit. « Après mes plongées, je me sens  hypnotisée, je ne pense qu’à l’eau, à être dans l’eau, sous l’eau. L’océan ne me quitte plus », raconte-t-elle. Elle compose et la thématique s’impose à elle, sans calcul ni préméditation, comme une évidence qui surgit. « C’est comme dans la vie. Parfois, on fait des choses sans vraiment savoir pourquoi. Et un jour, tout prend sens. » Cette spontanéité, cette absence de frontières — aussi bien géographiques qu’imaginaires — fait écho à sa vision du jazz. Elle s’étonne toujours de ceux qui tentent d’enfermer le jazz dans des cases : « Ça c’est du jazz, ça c’en est pas. Mais qu’est-ce que le jazz, au fond ? » À ses yeux, c’est avant tout une musique de liberté. Une liberté politique, certes de plus en plus grignotée, mais aussi une liberté essentielle : celle d’être qui on veut, d’exister hors des cadres, à l’image des océans et de leurs vagabonds marins, uniques espaces de la planète dépourvus de  véritables frontières. Le rôle de la musique, dit-elle, n’est pas seulement de faire du bien — mais aussi d’ouvrir une fenêtre sur l’infini. « Ce que j’adore après un concert, c’est quand les gens viennent me raconter ce que ça leur a évoqué : des images, des paysages, parfois même des souvenirs. La musique permet ça : elle transforme l’auditeur, fait voyager et  invite à la poésie. Voilà ce qui est magnifique. ».

L’artiste sait que le public a besoin de ces fameuses clés, ces explications qui font lumière. Elle pense à elle-même, face à une œuvre d’art contemporain  : souvent elle reste en suspens, avant de lire le texte qui accompagne l’installation. « Et là, tout s’éclaire. Puis, parfois, je tombe en amour pour l’œuvre. ». Elle se souvient alors de la légende d’Atlantis, cette cité engloutie qu’évoquait Platon, entre mythe et mystère. « J’ai toujours été fascinée par cette histoire. Personne ne sait si elle a existé, mais elle ouvre un univers infini à l’imaginaire. » Le nom s’impose. Et avec lui, une certitude : cet album sera une immersion totale, un voyage sonore conçu comme la cartographie imaginaire de cette île perdue, avec une intro et un outro, du plongeon à la remontée à la surface de l’eau. Atlantis résonne aussi avec notre époque. Face aux bouleversements climatiques, l’artiste y voit un parallèle troublant : «C’est comme si on vivait dans une cité condamnée, mais que les humains – ou tout du moins nos dirigeants – refusaient de le voir », dit-elle, lucide. Avec son nouvel album, elle ne cherche pas seulement à faire voyager l’auditeur dans un autre monde. Elle lui tend aussi un miroir, entre beauté des profondeurs et nécessité d’agir pour les préserver.

Terre des femmes

 De l’urgence climatique à l’urgence sociale, Anne Paceo défriche les terres du jazz pour y ouvrir un espace : celui des femmes. Elle crée son projet Wizz (Woman in jazz) après un coup de fil. Un simple message, il y a quelques années, d’une jeune étudiante en musique. « Elle m’a écrit sur un réseau social. Elle disait : “Est-ce qu’on peut discuter ? Je veux te parler de ma vie de musicienne dans un monde d’hommes. Et peut-être avoir ton avis.” On a parlé une heure et demie. Je me suis rendu compte, à chaque mot, que rien n’avait changé en 20 ans. Rien. »  Ce silence assourdissant, Anne décide de le briser. Avec Wizz,  elle veut offrir ce dont elle-même aurait eu besoin à 20 ans : un espace de sororité. Pas seulement des conseils ou un vague accompagnement. Non. Un cercle d’entraide et d’écoute où chaque musicienne est libre de parler de son parcours, de sa vie, de ce qu’elle ressent en tant que femme. Le programme est pensé en trois temps. D’abord, les matinées dédiées à la musique : chacune compose, expérimente, improvise. Ensuite, les après-midis. Là, les musiciennes rencontrent des femmes du secteur : directrices de labels, journalistes, attachées de presse. Enfin, les soirées de partage. « Ce sont des masterclass animées par des musiciennes confirmées, des modèles. Lors de la dernière édition, j’ai invité Rhoda Scott, Sandra Nkake, Naïssam Jalal et Géraldine Laurent. Elles ont parlé sans filtre, elles ont donné tout ce qu’elles avaient. L’énergie n’était pas seulement forte, elle était palpable. » . Parce qu’Anne ne le cache pas : elle a eu des modèles féminins, des “grandes sœurs musicales” : Airelle Besson, Sophie Alour, Julie Saury. « J’allais les voir sur scène, et c’était énorme. Juste voir une femme jouer, être là, prendre cette place, ça m’a donné une force incroyable. C’est ce moment que je veux reproduire. Cet élan.». Et il y a dans ses mots de la gratitude dans cette envie de partager. Wizz crée un espace où ses participantes reprennent le contrôle de leur trajectoire, où elles apprennent à rêver à nouveau. « Ce qui s’est passé lors de la dernière édition, c’était magnifique. L’énergie entre elles, cette harmonie… Ça m’a bouleversée .» .