Après son témoignage chez Mediapart en 2019 et son retrait volontaire du cinéma, le visage d’Adèle Haenel parcourt à nouveau nos médias. Pour cause le réalisateur des Diables a été condamné à quatre ans de prison, dont deux ans ferme sous bracelet électronique, pour agressions sexuelles sur l’actrice enfant.
Malgré ce verdict il semblerait que les curseurs de violences ne soient toujours pas à jour.
Suite au rendu du verdict, Adèle Haenel est retournée sur le plateau de Médiapart, pour tenir une interview au sein de laquelle elle revient, entre autres, sur le climat ambiant général qui maintient les oppressions systémiques visant à silencier les victimes et à les policer.
Au début de la rencontre, l’interviewer, Mathieu Magnaudeix, souligne le moment où elle s’est « emportée dans la salle d’audience », en faisant référence au « mais ferme ta gueule ! » qu’assène Haenel à l’accusé. À cette remarque, cette dernière lui répond :
« Je pense que le terme « emportée » n’est pas juste, c’est une réaction épidermique. (…) C’est comme de saigner quand on nous met un coup de couteau, c’est pas un choix en fait. Là, la personne est encore une fois en train de nier mon existence. En train de renverser totalement le récit, en train de dire que c’est notamment elle qui m’aurait donné mon nom et c’est un mensonge quoi, un de plus, qui fait de moi sa créature on va dire. (…) c’est insupportable cette violence. »
La jeune femme remet ainsi le monde à l’endroit : dans quelle réalité peut-on davantage souligner la réaction de la victime plutôt que les dénégations, extrêmement violentes mentalement, que prononce l’accusé ?
Apparemment, cette réalité est la nôtre et s’inscrit dans un contexte social et politique qui peine difficilement à se déconstruire et à ne pas garder dans le viseur les réactions des femmes alors même que celles-ci sont sur le banc des victimes.
Bien que l’interviewer ne pensait pas à mal, l’émulation médiatique autour du « ferme ta gueule » d’Adèle Haenel est notable. Si cette formulation est peut-être politiquement incorrecte, réclamer à quelqu’un.e d’assister à la récupération de sa propre histoire, lui demander de raconter ce qui lui est arrivé, de revenir sur la destruction de son enfance et d’accepter sans broncher les dénégations de ses dires et de ses émotions, est inconcevable et inhumain. Comme le précise l’interviewée, elle se sent, à nouveau, réifiée, comme étant « sa créature ».
Cette violence mentale est le concept même du gaslighting. Cette théorie est inspirée de la pièce de théâtre de 1938 intitulée Gas light : dans ce récit, un homme baisse l’éclairage au gaz de sa maison et convainc sa femme, lorsque celle-ci s’interroge sur ce phénomène, qu’elle se fait des idées. Ainsi, le gaslighting est une manipulation qui cherche à mettre en doute la mémoire, les émotions et les perceptions d’une personne.
De fait, demander à Adèle Haenel, qui, on le rappelle, est un être humain avec des émotions ayant vécu une expérience douloureuse, d’assister de manière neutre à une telle violence émotionnelle et psychologique est totalement contradictoire et déshumanisant. Cela s’inscrit dans un contexte de violences systémiques qui souhaiteraient perpétuer de manière insidieuse la police de la parole et la silenciation des victimes en les faisant passer pour des extrémistes, ou des personnes irrationnelles.
« La violence, elle peut se dire à mots très calme. Ce n’est pas parce que je réagis en criant que c’est plus violent. (…) c’est une manière d’invisibiliser la violence des puissants. »
En effet, il est bien plus simple de mentir calmement et de dominer, à nouveau, la situation lorsque l’on se crée sa propre version de l’histoire et que l’on est protégé par un système complice de violences.
Il s’agirait donc laisser les femmes être en colère sans leur retomber dessus, il s’agirait de protéger les enfants et de les laisser dénoncer. Il s’agirait de protéger les personnes souffrant d’injustices et d’agressions pour les placer en dehors de la violence.
Plus tard dans l’interview, Adèle Haenel souligne l’incomplétude de la justice. Elle rappelle l’absence de soutien financier, psychologique, matériel ou encore de reconnaissance des victimes.
Nous pouvons faire écho aux propos de Lauren Bastide au micro de Les Couilles sur la table, de Victoire Tuaillon. Lauren Bastide évoque l’idée selon laquelle une possibilité de pardon permettrait aux accusés de reconnaitre leurs torts et d’assumer afin de pouvoir s’éduquer et d’améliorer la société. Ce système est un cercle infini de violence qui n’a aucune reconnaissance et soutien pour les victimes, tout en n’ayant aucune possibilité de pardon et de soutien pour les agresseurs.
Cependant, cette réalité et cette idée sont à considérer avec prudence : dans l’état actuel des choses, il est complexe d’imaginer un pardon pour des hommes qui participent au mensonge, à la complicité et à l’impunité collective. D’un autre côté, si le système judiciaire reste tel qu’il est, « on reste dans une spirale de violence. On va toujours recourir à la punition, à l’exclusion », que ce soit d’un côté ou de l’autre.
L’impulsion du mouvement #MeToo doit désormais motiver des transformations structurelles. Ainsi, ces combats appellent à améliorer et à faire avancer les droits humains « pour que la vie de toutes et tous soit respectée ».
visuel : ©Wikipédia