À Saint Cyr au Mont d’Or, le festival de la musique de chambre de la famille Milstein fête ses 10 ans autour d’un programme dédié à Chostakovitch et Ravel

Un festival de musique d’une famille hors normes

Chaque automne depuis 2016, le festival fondé à l’initiative de Natalia Tolstaia-Milstein, altiste de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, réunit pendant trois jours la famille Milstein et leurs amis musiciens autour d’un programme conçu par Natalia Tolstaia. « C’est Natalia – maman – qui fait tout », explique la pianiste Nathalia Milstein, devant sa mère qui sourit timidement et agite la main pour arrêter les éloges de sa fille cadette. Le public qui remplit les 200 places de la Salle des Vielles Tours à Saint Cyr au Mont d’Or dans l’ancienne église du château féodal est fidèle et connaisseur. « Je viens chaque année », confirment plusieurs spectateurs et nous les comprenons. Le Festival Musique de Chambre aux Monts d’Or a tout pour plaire : la qualité exceptionnelle de la musique, les prix défiant tout concurrence (40 euros pour trois jours de concerts), le cadre pétri de charme dans ce village millénaire perché sur les hauteurs surplombant la Saône et la chaleureuse ambiance familiale.

« Nous étions des professeurs de nos trois enfants et nous avons imaginé ce festival pour jouer ensemble », explique le concept Serguei Milstein père. « En 2006, nous avons créé, avec notre fille ainée, Maria, l’Association La Musique en famille », précise Natalia Tolstaia, « déjà avec cette idée de créer un festival. » La famille déménage de Lyon dans le village de Saint Cyr au Mont d’Or en 2012 et présente le projet aux autorités municipales. « Tout le monde nous a soutenu », se réjouissent les époux Milstein et la première édition du festival voit le jour en 2016. « Nous jouons en famille et nous invitons d’autres familles de musiciens de jouer avec nous ». Le mari de Maria, le Néerlandais Mathieu van Bellen, est le violoniste du Trio Busch et la compagne de Serguei Jr., la Lettone Marta Madara Papāne, est également violoniste. « Nous n’avons pas réussi à avoir un violoncelliste dans la famille », plaisante Maria Milstein. Depuis la première édition, c’est le violoncelliste ukrainien Alexandre Dmitriev, actuellement violoncelle solo de l’Orchestre Philharmonique de Montpellier, qui apportera ce timbre au festival.

De Mozart à Chostakovitch : trois jours de musique au sommet

Le 19 septembre, ce sont les parents Milstein qui ouvriront le festival avec un programme aussi varié qu’exquis. Après une très brève allocution de Natalia Tolstaia, pendant laquelle elle remercie la Mairie de Saint Cyr et la Radio Chrétienne Francophone pour leur soutien et annonce d’autres évènements musicaux locaux, la soirée commence avec le Trio « Les Quilles » K.498 de Mozart. Serguei Milstein, fils et élève de Iakov Milstein et professeur de piano au Conservatoire de Genève, interprétera ensuite le premier des Moments Musicaux D.780 de Schubert, les six courtes pièces pour piano de la période tardive du compositeur.

Natalia Tolstaia, Serguei Milstein père et fils (« Serguei junior n’a pas été nommé ainsi en mon honneur, mais en mémoire de Serguei Prokofiev. », précise Serguei père) se réunissent avant l’entracte pour nous jouer Terzetto pour deux violons et alto de Dvorak. Le trio, composé de Natalia Tolstaia, Serguei Jr. et Marta Madara Papāne, livre ce petit bijou de chambre du compositeur tchèque avec un naturel des personnes qui ont l’habitude de jouer ensemble.

Après l’entracte, Serguei Milstein nous fait revenir en douceur avec encore les deuxième et troisième Moment musical de Schubert, avant le plat de résistance de la soirée : la fabuleuse Sonate pour alto et piano, op.147, la toute dernière œuvre de Chostakovitch. Natalia Tolstaia, accompagné par son époux, interprète ce dernier regard amèrement lumineux du compositeur sur sa vie et son œuvre avec une sensibilité mêlé d’une belle puissance. Complimentée sur sa prestation après le concert, Tolstaia sourit : « Chostakovitch fait partie de nos vies. Nous jouons cette Sonate depuis bientôt quarante ans ». Son époux Serguei ajoute : « Cette musique touche les cordes les plus profondes. C’est dans notre cerveau, dans notre cœur, dans notre mémoire, dans notre mémoire génétique ».

Le deuxième jour, le projecteur était braqué sur Nathalia Milstein qui a ouvert la soirée, accompagnée par Alexandre Dmitriev, avec le Kaddish de Ravel. Le compositeur donne aux mélismes cantoriaux envoûtants de l’une des prières centrales de la liturgie juive un flux rapsodique, avec des accords retentissants dans la partie piano que Nathalia Milstein rend avec la musicalité qui caractérise son jeu. Elle enchaîne avec une sélection d’œuvres de Chopin – Polonaise en fa dièse mineur op. 44, Étude op.25 n° 7 et n° 10, Ballade n° 2 op. 38, Valse en la bémol majeur op. 42 et la Polonaise-Fantaisie op. 61. Sous le regard attentionnée de son père et professeur, Nathalia Milstein nous livre un Chopin fin et passionné.

La vigueur de son interprétation nous rappelle la virilité et la robustesse cet homme qui a vécu pendant 39 ans avec une maladie génétique mortelle au milieu du XIXème siècle, alors que jusqu’aux années 1950, les personnes atteintes de la mucoviscidose ne survivaient pas à l’enfance. Une équipe de la télévision polonaise suit Nathalia Milstein pendant le festival car c’est un secret de Polichinelle qu’après le Concours Reine Élisabeth en mai dernier,  Nathalia participe au Concours Chopin à partir du 2 octobre. Les œuvres qu’elle joue ce soir, entourée de sa famille, représentent une partie du programme qu’elle va présenter à Varsovie. Nathalia Milstein, accompagnée par son frère, sa belle-sœur, sa mère et Alexandre Dmitriev, a bouclé la soirée avec la version pour piano et quatuor à cordes du sommet de romantisme et de virtuosité pianistique qu’est le Concerto pour piano et orchestre n° 1 de Chopin.

Pour le dernier concert du festival, Natalia Tolstaia a réuni les œuvres de Ravel, Arzoumanov et Chostakovitch dans un ensemble virtuose et grisant. Maria Milstein au violon et Ewa Miecznikowska au violoncelle interprètent avec panache et une belle entente la Sonate pour violon et violoncelle de Ravel. A l’issue du concert, Ewa Miecznikowska, le violoncelle solo de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, prend la parole pour partager son émotion avec le public : « Je connais Maria depuis qu’elle a cinq ans. Je suis ravie de partager la scène avec elle aujourd’hui ». Le programme s’enchaîne avec La Musique Théâtrale n°2 pour piano à quatre mains de Valéry Arzoumanov, compositeur contemporain russe qui a construit une œuvre forte et originale dans le sillage de Moussorgski et de Chostakovitch, avec des influences d’Olivier  Messiaen et des musiques traditionnelles indiennes. Plusieurs miniatures d’Arzoumanov sont incluses sur le magnifique dernier disque solo Visions fugitives de Nathalia Milstein, récompensé par le Choc Classica de 2021. Outre l’excellence pianistique qui n’est plus à démonter, le jeu à quatre main de Serguei et Nathalia Milstein est marqué par une émouvante respiration commune et une joie de se retrouver devant le piano. « Ils jouent ensemble depuis que Nathalia a douze ans », précise Natalia Tolstaia.

Chostakovitch et Ravel à l’honneur de cette dixième édition

Le programme de cette dixième édition du Festival Musique de Chambre aux Monts d’Or est construit autour de deux anniversaires : les 50 ans de la disparition de Chostakovitch et les 150 ans de la naissance de Ravel. On ne peut guère imaginer une meilleure œuvre pour boucler en beauté ce merveilleux cycle que le Quintette op.57 pour piano et cordes de Chostakovitch. Ecrit en 1940, après les succès des Symphonies n° 5 et n° 6 et du Quatuor pour cordes n° 1, les œuvres qui lui ont fait regagner les faveurs du régime après la débâcle de Lady Macbeth de Mtsensk en 1936, le Quintette a connu un succès immédiat et a même rapporté au compositeur son premier Prix Staline.

La famille Milstein est réunie au grand complet pour cette œuvre de clôture : Sergueï Milstein au piano avec sa fille Nathalia qui lui tourne les pages, Maria et Serguei Jr. Milstein au violon, Natalia Tolstaia à l’alto et Alexandre Dmitriev, ami de la famille de trente ans, au violoncelle. Après une saisissante introduction par Sergueï Milstein, le quatuor attaque le Prélude avec un mordant pétri de robustesse, d’émotion et de ravissement. Les cordes créent une atmosphère féérique dans la Fugue et lorsque le piano se joint aux cordes, on s’imagine un faon s’avancer timidement au bord de la lisière. Au fur et à mesure que le mouvement progresse, le piano s’impose sans pour autant perturber l’équilibre organique avec les cordes. Le Scherzo pétulant et dansant est joué avec un abandon joyeux sans la moindre concession à l’exigence. Le Finale caressant comme une berceuse et merveilleusement exécuté clôt cette composition aussi solaire et transparente qu’une œuvre de Chostakovitch puisse l’être.

Tous les musiciens du festival de réunissent sur scène, devant un public qui applaudit, tape des pieds et crie « Bravo ! » et Natalia Tolstaia se voit présenter un gâteau avec dix bougies qu’elle soufflera en riant. Les spectateurs ont du mal à quitter ces musiciens talentueux, soudés et d’une gentillesse à toute épreuve. Ils viennent leur féliciter, leur annoncer qu’ils « reviendront certainement l’année prochaine » et souhaiter bonne chance à Nathalia pour son concours. Une fois la salle de spectacles rangée, la famille, les amis et les invités se retrouvent autour de quelques bouteilles de champagne et assez de cakes faits maison pour nourrir un régiment pendant trois mois pour évoquer ces moments magiques passés ensemble avant de se disperser à nouveau. « Faire de la musique en famille, c’est simplement très spécial », dit Serguei Milstein père et on ne peut qu’acquiescer.