A l’Ombra d’Alain Platel pour entrer dans le contexte

L’envie retrouvée

Il y a pile un an, Alain Platel signait un tout nouveau spectacle Ombra. Il y réunissait son artistic team et l’Opera Ballet Vlaanderen dans son ensemble. Alain Platel a parfois fait des pauses dans son parcours au Ballet C de la B et fini par se mettre en retrait(e) volontaire. Il ne pouvait y avoir que la célébration d’un ami très cher disparu pour le faire revenir sur le devant de la scène.
Après une première collaboration avec l’Opera Ballet Vlaanderen autour de C(h)œurs 2022, Alain Platel a accepté, non pas de créer un opéra hommage à son ami Gérard Mortier, mais de donner à voir sur scène un ensemble qui lui ressemble.
L’ombre du dirigeant des plus prestigieuses institutions lyriques : La Monnaie de Bruxelles, le Festival de Salzbourg, la Ruhr Triennale, l’Opéra national de Paris, le New York City Opera, le Teatro Real de Madrid, rode en permanence sans qu’Ombra en soit un témoignage didactique. Dans la même démarche que son Requiem pour L, Ombra est un moment intime qu’Alain Platel met en partage.

Soi, à la rencontre de l’autre

La rencontre a toujours été la motivation vitale et le moteur du travail du chorégraphe flamand, qu’elle soit humaine, de genre, d’univers, de multiplicités artistiques… Début avril 2024, à l’opéra d’Anvers, avant la première d’Ombra il nous confiait : « Je l’ai répété depuis longtemps, lorsqu’un projet m’intéresse, je saute dedans, je m’y engage totalement. Je suis fasciné par ce que les gens avec qui je travaille ont envie de partager. Je suis conscient de tout ce qui se passe dans la sphère culturelle, mais, en même temps, je me méfie du côté trendy, je ne vais pas dans cette direction »

Une fois de plus, avec Ombra, Platel a réussi à faire sortir l’être du danseur.
Non dans la tendance d’une présentation biographique qui encombrent de plus en plus nos scènes, mais en emmenant ces jeunes danseurs du Ballet de Flandre dans une plongée vertigineuse au cœur de leur individualité, versant soleil et ombre. Louis Thuriot (déjà impressionnant dans Futur Proche de Jan Martens) prend ici toute la mesure de sa présence scénique. Il excelle dans divers registres, jouant de sa stature, de son humour, d’une grâce teintée de trouble. Un danseur à suivre. Tout comme Christina Guieb et Nelson Earl, qui ont ,depuis, quitté le Ballet de Flandres pour d’autres parcours professionnel. Un duo hyper sensuel et burlesque, une parade sexuelle tellement plaisante, intelligente.
Le sidérant Romeu Ruma qui a électrisé le Centquatre lundi, un des neufs du mémorable Out of Context, donne une parfaite illustration de cette recherche corporelle de fond d’âme dans son solo final de S 62° 58’, W 60° 39’ (Peeping Tom), le dernier spectacle de Franck Chartier. Il invite au plateau son double maléfique pour un monologue intérieur qui scotche le public. Combat entre un côté sombre, plus addictif, sans limites et son être social. La révélation de ce qu’est un artiste, de ce qu’il puise en lui-même pour construire ses personnages et de ce qui sommeille en lui, non encore capté, mis en lumière, telle est la « marque » Platel.

Le cri du silence

Le Platel de Bernadette ne s’est pas assagi, il est juste désormais sans mots face à la situation politique et planétaire actuelle. C’est d’ailleurs avec un long silence que débute Ombra, une foule est regroupée au pied d’un arbre millénaire, œuvre d’art choc de l’artiste plasticienne Berlinde De Bruyckere. Imposante, majestueuse, dont les branches s’étendent en ramifications brutes, rougeâtres, veinées, quasi humaines. Autour du tronc de l’ancêtre végétal, la vie se pose. Une lacération sonore et épidermique fend le silence, presque douloureuse. Les artistes déchirent seulement des lanières de tissus. Dès les premières minutes, un kaléidoscope d’images et une profonde émotion nous surprennent. Nous sommes pris dans les bras, un indicible nous enveloppe, nous berce, nous apaise, nous questionne. Est-ce la fin ou le début de quelque chose ?
Sous cet arbre à palabres, il y a une attente et du temps offert au public. La vie se passe. Puis émerge fine, calme, presque chuchotée la voix de TK Russell (découvert dans Coup Fatal) dans l’“Ombra mai fù” de Haendel. L’inverse d’une voix d’opéra et pourtant intuitivement à sa place, l’émotion monte encore d’un cran. Elle nous transperce autant que ce cri, version mouette blessée, d’une des danseuses et qui jalonnera la pièce.

La beauté, outil de mise à distance de l’horreur

Un chœur vient accompagner cette voix, la soulever. Une danse viscérale s’empare du plateau. Reconnaissable entre toutes, cette danse de l’être, écorchée, libre, un regard attentif sur soi-même où prime le geste, les contorsions. Une danse qui porte l’empreinte de Platel, alors qu’elle a été créé principalement par les danseurs du ballet. La musique monte de la fosse, prend, elle aussi, part à l’alchimie. Le “Ombra mai fù” se diffuse, le chant, la danse, la musique s’unissent sans se concurrencer. Et c’est là que se trouve toute la force de ce spectacle : une merveilleuse réconciliation de corps, d’esprit et de sens au-delà de toute hiérarchie, de tout corporatisme. Pris, de toute façon, au piège de la beauté il suffit de se laisser porter. Beauté, presque cruelle dans l’éclat qu’elle diffuse, dans la peur de sa perte.
Durant les chants, aucun sous-titre, la langue des signes interprétée en direct par le chœur et les danseurs est langage unique, un sans mots pour crier plus fort. Une pureté, devenue langage universel, dépassant toutes les douleurs. Une colère muette, transcendée de grâce s’élève. Même la violence qui pourra suivre est douce, comme étouffée par une ouate générée par le geste artistique.

L’A P  communauté

Depuis 14 ans le musicien Steven Prengels collabore avec Alain Platel, il montre ici encore toute l’étendue de son talent en signant une partition qui est tout sauf un condensé d’œuvres connues, du Fidelio à la 7ᵉ de Beethoven. Il livre une véritable composition qui alterne avec des arrangements spécifiques, des orchestrations osées. Le parti pris d’un ensemble symphonique (dirigé par le chef Jan Schweiger) qui ne figure pas au premier plan est un geste fort. L’émotion est sur le plateau et pas dans l’interprétation de la musique comme le souligne Steven Prengels.

Alain Platel, évite les reprises des pièces de son répertoire. Ses piéces appartiennent aux artistes qui les ont crée et vivent avec eux. A l’instar de Out of context où la pièce ne supporte aucune désertion, présentée au moins une fois par an depuis 2009, elle voit évoluer la distribution initiale et leurs corps au fil des ans. Lorsqu’il y a des reprises elles sont partielles. Pour Ombra, qui s’inscrit dans son dialogue créatif, il mèle de jeunes danseurs du ballet de Flandres et des artistes avec qui il collabore depuis longtemps. Sur scène TK Russel (Nich Shlaffen, Requiem pour L), en chorégraphe invitée Mélanie Lomoff (Out of context) et pour l’assister à la mise en scène et à la chorégraphie ses danseurs devenus très proches collaborateurs : Bérangère Bodin, Quan Bui Ngoc, Romain Guion. La reprise par la Comédie de Genève suit cette même intention, loin d’un remplacement, c’est un flambeau qui se passe, un savoir-faire et un savoir-être qui diffuse ses intentions au-delà de l’écriture chorégraphique.

La confiance mutuelle que chacun se porte dans l’équipe est la base de cette possible introspection artistique. Et pour Ombra, ce sont également les moyens humains et financiers mis à disposition par Jan Vandenhouwe : trente choristes, douze danseurs, un orchestre philharmonique et un œuvre artistique en forme d’arbre de 12 mètres de haut qui ont fait de ce projet un évènement.

Dans Ombra il y a la veine du travail de Platel, ce n’est en aucun cas un testament, juste une collaboration de plus qui va marquer de nouveaux interprètes, qui tel l’arbre de Berlinde, porteront désormais dans leurs ADN l’approche artistique singulière de cet homme qui ne cesse d’être effaré et fasciné par l’humain.