Projet pédagogique audacieux, initié à petits pas, il y a une quinzaine d’années et finalement concrétisé depuis trois ans sous l’intitulé « Écrire et transmettre la danse », ce parcours de formation de danseur.e.s est nourrit d’un maillage territorial réussi entre le Pôle d’enseignement supérieur de musique et de danse Bordeaux (PESMD) Nouvelle-Aquitaine, le conservatoire de Bordeaux Jacques Thibaud et la Manufacture CDCN Nouvelle Aquitaine, triade de création-enseignement et de diffusion auquel s’ajoute le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.
Inauguré autour d’une réflexion issue des sciences de l’éducation et de l’éducation populaire (ligue de l’enseignement), et en cela très en phase avec les missions respectives des différentes structures associées parce qu’il touche à la fois la formation des professionnels et la réception active du public, le projet est piloté par Lise Saladain, directrice déléguée de la Manufacture et Celia Thomas, coordinatrice au PESMD de Bordeaux. Toutes deux ont un parcours de danseuse et d’enseignante, à la fois didactique et engagé qui leur permettent d’identifier les bonnes pratiques de transmission comme les angles morts des institutions et les demi-vérités circulant ici et là, à propos de la danse (contemporaine) dans les médias notamment. On connaît, en effet, bien les enjeux actuels tournant autour de l’enseignement et de la (re)connaissance de la danse ; à la fois fêtée et ignorée, adorée et en même temps boudée par le spectacle vivant, traversé par des procès en légitimité (danse classique académique, danse hip-hop nouvelle académisme ?), creusé par des débats restés irrésolus depuis une quarantaine d’années (danse pour qui ? danse sociale, non-danse ?) …
Cette expérience de la transmission est ainsi mise au défi de faire simple et clair sans pour autant renoncer à la complexité inhérente à son sujet. Pour ces deux ambassadrices et cheffes de projet, la question de la formation doit avantageusement ménager une place à la réflexion sur la transmission et sur la création, le diplôme de professeur de danse se devant d’intégrer cette dernière dimension non seulement pour aiguiser le goût de la recherche, mais également comme composante essentielle de la transmission du plaisir de (faire/laisser) danser.
La rencontre entre les élèves du PESMD et le travail d’un chorégraphe offre ainsi un cadre suffisamment large pour y faire entrer les différentes formes de transmission qui vont concourir à ce que Lise Saladain et Celia Thomas appellent une « consolidation » des connaissances du futur enseignant. Et, par exemple, la possibilité d’aller-retours entre les techniques et systèmes de notation partagés par les professionnel.les (systèmes Laban et Benesch) et d’autres peut être moins formalisées, d’improvisation guidées. Celles-ci, souvent propre aux chorégraphes tel Yuval Pick intervenant cette année à Bordeaux autour de sa méthode « Practice », permettent de repousser les limites de l’enseignant « académisant » et d’aller un plus loin dans la transmission.
Pour les jeunes en formation, la possibilité d’élargir leurs horizons didactiques en intégrant à leur travail de répétition, formation un peu plus d’eux-mêmes, et de rendre ainsi plus vivant et plus attractif leur devenir enseignant.
Pour ce que l’on pourrait appeler le public engagé (en danse sociale, non professionnelle), la possibilité de trouver une voie d’accès moins académique dans des pratiques ludiques et amateurs.
Pour le « grand » public enfin, la possibilité de faire le lien entre les différences facettes des danses contemporaines et le caractère festif de celles qu’ils pratiquent sous leur forme sociale (clubbing, vidéo).
Cette idée de co-construire et de réunir des publics aux motivations diverses inspire en grande partie Lise Saladain qui cite volontiers les travaux du philosophe John Dewey (qui a aussi beaucoup influencé Bruno Latour) pour ces approches d’enquête, d’objectivation et de ses dispositifs délibératifs de co-production de connaissance.
Autant d’avancées qui permettent d’espérer réduire le fossé entre experts et amateurs, professionnel.lle.s et grand public. Et pour les publics en formation, de rétablir des liens entre la théorie et la pratique, battre en brèche les discours souvent abstrait de la danse contemporaine qui peuvent laisser circonspect des jeunes pros parfois plus enclins à « manger de la danse » plutôt qu’à l’étudier.
C’est en cela que le travail à Bordeaux est crucial, suivi de près par la rue de Valois, au sens où il interroge sur un plan large – les familles, les enfants et les jeunes pros- et y apporte quelques réponses pratiques.
Cette année, c’est Yuval Pick du CCN de Rillieux-la-Pape qui est à la manœuvre avec une création de 2023, « Spirit Desire ». Pièce pour 12 danseurs d’une vingtaine de minutes, elle glisse d’un cercle porté par des pulsions animales à des quatuors qui incluent des rencontres plus directes de « mises en jeu » de soi, à travers le regard de l’autre.
Yuval Pick travailla à partir d’une méthode dite « Practice » qu’il a mise au point progressivement lors de son arrivée en France à fin des années 1990. Elle consiste à revisiter des corps déjà bien formés par la technique et l’enseignement et les emmener à se déplacer vers « l’inconnu », mouvement de rotation balayé par le torse qui rétablit les équilibres d’intensité entre le haut et le bas du corps et modifie la structure classique (disons occidentale classique) des façons de bouger, de se maintenir en mouvement.
Lors de ses « master class », Yuval déroule une approche qu’il nomme « horizontal » fondée sur l’écoute, l’expérience pour l’opposer à la « verticalité » de l’enseignement traditionnel en mixant des indications orales avec une part d’improvisation, improvisation elle-même soutenue par un travail de mentalisation autour d’image. Ainsi, pour « Spirit Desire », l’idée était de travailler sur une image d’animal choisie individuellement par les élèves à partir de laquelle construire et habiter leur danse, et bien sûr nourrir les échanges avec le chorégraphe.
Écoutez notre interview avec Yuval Pick :
Cette formation a donné lieu à deux journées de restitutions publiques, sur le plateau de La Manufacture CDCN Nouvelle Aquitaine, et sera encore présenté lors de trois représentations :
– le 11 avril à 19h30 au Pôle Culturel Evasion d’Ambarès-et-Lagrave
– le 07 juin à 19h30 au Colonnes de Blanquefort, scène nationale Carré-Colonnes
– le 16 juin à 19h à la M270 à Floirac
Visuel : © Pierre Planchenault_PESMD