78e édition du festival du film de Locarno : de l’amour inconditionnel aux silences… sous condition

Tales of the Wounded Land : cinéma, résilience et silences

En 2022, dans une déclaration officielle courageuse, le festival de Locarno défendait la situation en Ukraine tout en refusant de boycotter les œuvres cinématographiques russes, car il paraissait injuste de mêler les artistes à un conflit politique : « En s’engageant constamment en faveur de la liberté et en promouvant les arts cinématographiques sous toutes leurs formes, le cinéma et les festivals de films peuvent et doivent être des lieux de rencontre et d’échange, éloignés des logiques de ségrégation, d’agression et de guerre », affirmait  Locarno.

En 2025, toutes les voix ne semblent cependant plus les bienvenues dans le monde du cinéma,  Au festival international du film de Toronto (TIFF) par exemple, The Road Between Us : The Utimate Ressue, documentaire consacré au massacre du 7 octobre en Israël par le Hamas, a failli être déprogrammé  après une vive polémique. Le réalisateur Barry Avrich y raconte l’histoire du Général israélien Noam Tibon qui a tenté une mission de sauvetage de ses petites filles prises au piège par le Hamas, secouru des survivants du massacre Nova et porté assistance à des soldats blessés. Utilisant des images du pogrom du 7 octobre filmées par les terroristes du Hamas, la direction du festival a exigé de façon très déplacée que l’équipe du film demande des droits d’utilisation…à l’organisation terroriste elle-même, sous peine de déprogrammer le film du festival. A noter que toute requête adressée à une organisation figurant sur la liste des groupes terroristes est considérée comme une violation de la loi. Après ces raisons choquantes invoquées, la direction du festival a finalement fait marche arrière et a déclaré :« Nous sommes heureux d’annoncer que  The Road Between Us: The Ultimate Rescue fera partie de la sélection officielle du TIFF cette année, où nous pensons qu’il contribuera aux discussions essentielles que le film vise à susciter ».

A Locarno, tous les yeux et les coeurs sont tournés en grande partie vers la tragédie de Gaza, comme l’illustre le film d’ouverture du festival With Hasan in Gaza, documentaire du réalisateur palestinien Kamal Aljafari.  Dans le même registre, Avec Tales of the  Wounded Land, Abbas Fahdel filme des images de guerre d’une partie du Sud Liban bombardée par Israël. « Mon film est né du besoin de témoigner de la guerre qui a bouleversé notre existence, brisé des vies et des lieux, et de montrer comment, malgré tout, la résilience et l’humanité persistent au cœur des ruines », se confie le réalisateur. Lors de la conférence de presse d’hier, il ajoute de façon très touchante : « Ce sont les enfants qui protègent les adultes et non l’inverse, en amenant de la joie dans les maisons dévastées ».

Un film où les musiques qui le composent sont essentiellement le bruit des bombes, les civils qui racontent, les interrogations naïves et émouvantes d’une enfant à peine en âge de parler, et les silences. Il y a plusieurs silences : celui, saisissant, qui accompagne la scène d’ouverture glaçante et très puissante du drone qui survole les décombres, celui des haïkus que l’on peut lire à l’écran entre les scènes, mais également celui, et c’est un point regrettable, qui ne précise jamais que les bombardements impliquant Israël en octobre 2023 ont été initiés par le Hezbollah libanais,  reconnu comme organisation terroriste par l’Union Européenne depuis 2020. De septembre à novembre 2024, c’est l’armée israélienne qui a déclenché les bombardements avec l’affaire des bipeurs piégés dans le but d’affaiblir la milice chiite, causant des pertes civiles des populations prises en étau entre les pressions militaires, comme le montre le réalisateur.  Aujourd’hui, le gouvernement libanais lui-même souhaite désarmer le Hezbollah qui fait craindre la menace de guerre civile au sein de  sa propre population.  Pour un festival qui se revendique d’un art à portée universelle, le contexte géopolitique demeure largement éludé. Cet éclairage absent prive le film d’une contextualisation essentielle, malgré sa puissance visuelle et émotionnelle. Le spectateur est exposé au risque d’en déduire une vision très manichéenne du conflit, les mouvements terroristes étant passés sous silence tandis que “L’ennemi israélien » est désigné et dépeint comme tel.  L’œuvre parvient néanmoins à transmettre avec force l’étouffement et la souffrance des populations civiles impliquées malgré elles, comme dans toute guerre.

Rosemead, fresque magistrale autour de la schizophrénie 

En parallèle, le festival explore également des conflits plus intimes et universels. À travers Rosemead, produit par Lucy Liu, on quitte la guerre pour se plonger dans la fragilité humaine face à la maladie mentale, la résilience des liens familiaux et les blessures invisibles d’une société en crise. Lucy Liu, actrice iconique révélée par la série Ally McBeal et dans les films cultes Kill Bill et Chicago, et aujourd’hui productrice du film Rosemead, a été honorée par un prestigieux prix récompensant l’ensemble de sa carrière. Empreinte de sincérité, elle a déclaré : « Je viens d’une famille d’immigrés et cela m’a beaucoup aidé », témoignant de son parcours singulier.

Inspiré d’un fait divers effrayant rapporté dans les colonnes du Los Angeles Times par Frank Shyong en 2017, Rosemead s’impose comme une œuvre poignante et troublante. Avec  finesse, le récit explore les dilemmes et les fractures émotionnelles au cœur de plusieurs thématiques universelles : le bouleversement d’un parent face à la maladie psychiatrique de son enfant, l’amour inconditionnel, mais parfois désarmé, entre une mère et son fils, le combat contre le cancer d’une femme dont le fils fragile vacille déjà entre instabilité et désespoir et, enfin, l’impact dévastateur d’une société régulièrement confrontée aux tueries de masse, posant la question des ramifications tragiques pour les âmes les plus fragiles.

Sur le plan cinématographique, le film transcende le simple drame psychologique pour offrir une expérience viscérale. Il parvient à  plonger le spectateur dans les méandres du mental d’un schizophrène en pleine crise, notamment grâce au jeu de l’acteur Lawrence Shou dans le rôle du fils malade, avec des visuels puissants, floutés lors des crises qui arrivent, qui donnent vie à l’effroi de l’aliénation. Une tension insoutenable nous saisit, comme si le protagoniste, Joe, pouvait aller jusqu’à franchir l’écran et s’extraire de la fiction avec son explosion de violence incontrôlée.

Le film questionne, plus encore, les limites de l’indulgence : jusqu’où peut-on comprendre — ou pardonner — les actes d’un adolescent en souffrance qui refuse de suivre son traitement, tandis que sa mère, accablée par le poids des tabous autour de la maladie mentale, ne parvient à demander de l’aide qu’en ultime recours. Les dialogues, percutants, révèlent la douleur sourde d’incompréhensions tenaces et l’impuissance de la médecine : « Vous êtes chinois comme nous, nous parlons le même langage et pourtant nous ne nous comprenons pas », s’exclame la mère en s’adressant au médecin chargé de son fils. À travers une approche psychologique sans concession, Rosemead soulève des questions fondamentales sur la folie : peut-elle émerger d’un choc extrême suite à un événement insoutenable ? Une œuvre à la fois troublante et lumineuse dans son exploration des profondeurs les plus sombres de l’âme humaine. 

Concilier religion musulmane et émancipation

Un autre conflit intime abordé au festival de Locarno dans La Petite Dernière est celui de l’orientation sexuelle dans le contexte complexe du monde musulman et la quête d’une possible réconciliation entre le fait d’être lesbienne et les préceptes de l’islam. Hafsia Herzi, réalisatrice du film, révélée en tant qu’actrice par Abdellatif Kechiche dans La Graine et le mulet, s’empare de ce sujet délicat et s’autorise à filmer les corps féminins et leur sensualité avec respect, évitant toute gratuité dans son approche.

Si la thématique se distingue par son caractère transgressif et sa nécessaire évocation à l’écran, la narration du film peine toutefois à se renouveler, laissant une impression de prévisibilité. Les personnages, dans leur ensemble, souffrent d’un manque de complexité psychologique, à l’exception de Fatima, interprétée avec une sincérité captivante par Nadia Melliti. Grâce à son charisme et sa justesse, Melliti porte avec brio ce rôle complexe d’une jeune femme algérienne et musulmane qui questionne sa sexualité tout en restant profondément liée à sa foi. Fatima ose franchir le pas en s’inscrivant sur une application de rencontres féminines, tout en continuant à pratiquer sa religion avec ferveur, comme en témoignent les scènes où elle prie, voilée, invoquant une réconciliation spirituelle et amoureuse. À travers ce portrait sensible et nuancé, La Petite Dernière esquisse l’hypothèse d’une possible évolution des mentalités au sein du monde musulman, laissant entrevoir avec retenue une lueur d’ouverture à la question de l’homosexualité féminine.