Nous ne le savions pas vraiment, car la rédaction de Charlie était déjà sous haute protection. Seuls 400 mètres nous séparaient, nous et Charlie, nous de Charlie. 400 mètres.
Ce jour-là, moi, Amélie, je quitte le bureau vers 12h. C’est le bazar sur le boulevard Richard-Lenoir. Il y a un corps étendu au sol, je comprends, bien des heures après, qu’il s’agit d’Ahmed Merabet, tué par l’un des deux terroristes au cours de leur fuite. Je ne le sais pas encore, mais toutes et tous sont déjà mort.e.s : Frédéric Boisseau, un responsable des opérations de la société Sodexo chargée de la maintenance du bâtiment, les cinq dessinateurs Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, la psychanalyste et chroniqueuse Elsa Cayat, l’économiste Bernard Maris, le correcteur Mustapha Ourrad, le policier Franck Brinsolaro qui assurait la protection de Charb et Michel Renaud, cofondateur du festival Rendez-vous du carnet de voyage, invité à assister à la conférence de rédaction. Comme tout le monde, j’apprends l’horreur, je suis sidérée.
Quant à moi, Yaël, ce jour-là, j’apprends la nouvelle par (feu) Twitter. Nous ne sommes que deux au bureau, et je vois tomber un à un les noms de ces dessinateurs qui ont bercé mon enfance et que l’on déclare morts, assassinés. Je comprends tout de suite que c’est la fin de l’innocence, que le sentiment de sécurité dans lequel j’ai grandi s’arrête là. Je comprends que ma sensation de paix est une exception dans l’histoire. Je ne suis pas journaliste de guerre, je suis journaliste culturelle et pour la première fois, je me demande à quoi je sers. Prudemment, je traverse la rue, je m’approche, je prends quelques photos des lieux et je commence à faire mon métier : un résumé heure par heure de ce que l’on sait, en français et en anglais, dans un article ouvert et sur les réseaux. Puis des nécrologies. Tellement de nécrologies.
Oui, nous, Amélie et Yaël, nous avons réagi en tant que journaliste et écrit sur nos pairs morts : Cabu, putain, Cabu, c’était pour toutes les deux, au milieu de toute l’horreur, l’acte qui signait la fin de nos enfances devant Recré A2, à nous deux devenues quadra aujourd’hui. En arrivant sur la place de la République pour manifester pour la liberté d’expression le soir même, nous avons pris la mesure de l’importance de la culture et de ce que nous étions prêtes à mettre en risque pour la défendre, avec ce qu’elle permet de dialogue et de questions dans l’espace public.
Depuis, nous avons défendu, encore et toujours, la liberté de la presse, la liberté de dessiner, et la liberté de créer des ponts. Être Charlie sans se couper complètement de celles et ceux qui ne s’y reconnaissent pas, parce que si l’on ne parle plus, si l’on ne crée plus, alors il n’y a plus d’espace public et aucun espoir n’est possible.
Dix ans après, la liberté d’expression en France et en Europe se réduit comme peau de chagrin. La concentration des grands médias est en cause, anciens et nouveaux, sur lesquels des figures méprisantes de la culture et du dialogue comme Elon Musk ou Vincent Bolloré prennent de plus en plus d’ascendant. Les guignols ont disparu, la satire a tendance à se recroqueviller sur des mèmes, la sensation des images 24h sur 24 est devenue une norme, et ces fameux algorithmes qui nous poussent à ne pas voir ou entendre ce que l’on souhaite ignorer. Ce rétrécissement de l’espace de la liberté de parole ne cesse de nous inquiéter.
Dans nos pages, nous ne pouvons faire que ce que nous savons faire, et c’est peut-être ça être Charlie : continuer à se parler, continuer à s’écouter, continuer à avoir du second degré, ne pas confondre une caricature avec une insulte. La rédaction de Charlie est toujours menacée, son adresse est gardée secrète. Cette semaine, qui s’ouvre par ce 7 janvier, va être marquée par une série de commémorations des attentats de janvier 2015 : le 7 janvier contre Charlie Hebdo dans le 11ᵉ, le 8 janvier à Montrouge et le 9 janvier à l’Hyper Cacher de Vincennes. Ne jamais oublier est bien, combattre est mieux. Nous ne pouvons faire que ce que nous savons faire, aider les artistes engagé•e•s à rendre visible leurs œuvres. En ce sens, encore, en janvier 2025, oui « nous sommes Charlie ».
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