Neuf ans après les attentats terroristes qui ont touché l’Ile-de-France, au Bataclan, à Saint-Denis, au stade, mais aussi aux terrasses des cafés, les hommages aux victimes et aux blessés s’annoncent sobres aujourd’hui. Peut-être un peu trop. Les attaques avaient fait 130 morts. Le temps passe, mais comment. La culture peut-elle aider, si oui, de quelles manières ?
S’il y en a un qui ne cesse de croître, c’est lui : le chaos. D’aucuns le désignent comme un surplus de tout : d’images, de sons, de souvenirs… d’informations. Pour d’autres, il a plus trait à un vide laissé dont la sonorité n’est audible que par celles et ceux qui ont perdu un être cher dans ces attaques. Une note quotidienne, un acouphène plus ou moins strident, pour celles et ceux qui se sont vu retirer une part d’eux-mêmes, un membre ou un organe. Ce 13 novembre 2024, la sobriété est de mise. Les commémorations se tiendront aux abords des plaques commémoratives et des lieux qui ont souffert de ces attaques, comme le Bataclan, dans les Xᵉ et le XIᵉ arrondissement de Paris. Égrainer les noms des 130 victimes, observer une minute de silence… Ces actions symboliques sont capitales pour les familles, pour la nation. C’est l’association d’aide aux victimes et aux familles de victimes Life for Paris qui coordonne en fin de matinée le dépôt des gerbes de fleurs et espaces de recueillements face au Bataclan, en présence notamment du premier ministre Michel Barnier et d’Anne Hidalgo, maire de Paris.
Ce sont les mots d’Arthur Dénouveaux, président de Life for Paris. Dans « L’Ethique à Nicomaque », Aristote souligne ce temps, celui que nous vivons le plus, ou qui nous vit, qui sait – chronos. Chronos est le temps linéaire, le fil de ces fameuses « années qui passent ». Les chiffres ne sont plus bons.Ce ne sont pas 130 victimes qu’ont fait ces attentats, ce sont 133. « Guillaume n’a pas reçu de balles dans le corps, mais des balles invisibles, qui l’ont tué, doucement mais sûrement. », déclarait son père en 2021 lors du procès des attentats du 13-Novembre. A 31 ans, Guillaume Valette, rescapé du Bataclan, s’est donné la mort le 19 novembre 2017 dans la chambre de la clinique psychiatrique qu’il occupait depuis deux ans. France-Elodie Bersnier a réussi à échapper aux tirs de kalachnikov alors qu’elle était attablée au Carillon, le bar en bas de chez elle. Elle s’est donnée la mort à 35 ans, le 6 novembre 2021. Membre de l’association, graphiste et dessinateur, « Mon Bataclan », vivre encore (Ed. Lemieux, 2016) – « La Mort émoi » (Ed. 13 en vie, 2022), Fred Dewilde, artiste et porte-voix des victimes des attentats. Fred Dewilde, un de ceux que la mort n’a pas eu en 2015, s’est suicidé le 5 mai 2024.
Dans la série Arte : En thérapie, Ariane, chirurgienne et Abdel, policier de la BRI, incarnent ce temps qui s’étire, se distend dans des névroses surprenantes parfois (transfert amoureux…), auprès Philippe Dayan, psychanalyste dans le XI, interprété par Frédéric Pierrot. Au lendemain des attaques, il reçoit dans son cabinet des personnages, qui, malgré le filtre de la fiction, quelques traits psychologiques volontairement exagérés, ont tous en commun une chose : le temps. Un temps qui leur passe dessus, qui les déboulonne pour certains.nes. Au fil des semaines et des séances, Abdel, traumatisé et ne voulant pas se l’avouer, s’agite, vocifère pour contrer ce qui en lui s’écoule. Ce temps qui passe, les maux de l’âme qui le coulent, qu’il peine à verbaliser. Les gesticulations du personnage créé par Eric Toledano et Olivier Nakache impriment paradoxalement l’implacabilité du mouvement lancinant du temps long qui s’annonce, qui se fait. Que l’on ne peut exhorter à s’arrêter, même quand l’horreur fait irruption. Les évènements font dates, les drames sont gravés dans le marbre, mais nous, nous continuons, que nous le voulions ou pas.
Parmi les représentations culturelles qui perdureront, « la jeune fille triste », du célèbre graffeur Banksy, le roman d’Antoine Leiris, « Vous n’aurez pas ma haine » (Ed. Fayard, 2016), où l’auteur décrit la difficulté de la perte de sa femme et mère de leur tout jeune fils, Hélène Muyal-Leiris. Rédigé en vitesse avec dextérité et délicatesse, le livre qui a rencontré un succès critique et populaire, permet à l’auteur de chercher comment faire vivre sa femme, la mère de Melvil, sans qu’elle devienne un spectre asphyxiant l’atmosphère du vivant. L’environnement à la fois en construction et tout à reconstruire de son enfant en bas-âge, il met le doigt sur le dur veuvage et tente de discerner ce qui des défunts doit subsister et ce qui doit être lâché, aussi arrachant que cela puisse être.
Selon Aristote, l’ « aion », est le long temps des générations à se succéder encore et encore, l’éternité. Des 7709 documents numérisés par les Archives de Paris, qui illustrent les attentats du 13-Novembre 2015, en passant par les enregistrements de la messe « Les vêpres de la Vierge », de 1610 par Monteverdi, revisitée le 18 novembre 2015 au soir par Jordi Savall à la Philharmonie de Paris, aux documentaires et aux films comme Revoir Paris d’Alice Winocour, paru en 2022… Tous ces témoignages culturels, qui, grâce à ce siècle que nous vivons, ne peuvent pas disparaître. Ils tombent en désuétude dans 50 ans, mais seront toujours disponibles sur la toile. Tout cela pousse à croire que cette éternité, cet « aion » d’Aristote, millénaire, preuve en est-il nous est parvenu jusqu’à aujourd’hui ! Ce temps infini de la mémoire existe.
La culturelle est un de ces rouages du temps, un des instruments qui aide à se saisir du moment opportun : le « kairos ». Chaque 13 novembre est un moment opportun de se souvenir de celles et ceux qui sont partis, de celles et ceux qui le vivent avec plus ou moins d’intensité, ces départs ou des marques visibles et invisibles de l’horreur du 13-Novembre 2015. Libre à chacune, à chacun, de choisir en conscience son « kairos », son « bon moment », pour se rappeler quelqu’un, pour chérir, ce qui était, ce qui est, ce qui sera. En ce 13 novembre 2024, si l’objet culturel peut soutenir l’individu et le collectif, sans autre but qu’aider à supporter la perte et réchauffer des souvenirs glaçants, juste pour aujourd’hui que règne le « kairos ».
Théo Guigui-Servouze