Nous avons rencontré la cheffe estonienne Kriistina Poska à l’issue du concert donné à la Philharmonie de Paris par l’Orchestre Français des Jeunes et le soliste Alexandre Tharaud. La nouvelle directrice musicale de l’OFJ partage avec nous son regard sur le travail avec de jeunes musiciens, sur la politisation de la musique et sur son rôle au pupitre du chef d’orchestre.
L’orchestre des jeunes est composé de musiciens âgés de 16 à 25 ans. Je pense que nous avons trouvé une très belle façon de collaborer et que l’énergie est bonne. J’admire ces jeunes qui veulent tout savoir, tout découvrir et qui, par conséquent, donnent tout. J’ai une grande admiration et un grand respect pour cela, et je pense que c’est réciproque. On récolte ce que l’on sème.
Le plus grand atout des jeunes musiciens est qu’ils n’ont pas encore de routine, et c’est exactement ce dont la musique a besoin. La routine est le plus grand ennemi de la musique et de la création artistique en général. Ils sont frais, jeunes, curieux, remarquablement cultivés et techniquement accomplis. C’est un vrai luxe. En même temps, bien sûr, ils ont moins d’expérience à jouer ensemble au sein d’un orchestre, donc nous travaillons beaucoup là-dessus. Ils doivent comprendre leur rôle et se demander : « Quelle est ma fonction en tant que musicien individuel ? Ou au sein du groupe ? Quel est mon poste ? Suis-je une voix d’accompagnement, une voix de soliste, une voix de contre-soliste ? Comment écouter les autres ? Comment faire de la place à quelqu’un ? Comment me rendre audible ? » Et ainsi de suite. Je dois être consciente de tout ce que je fais intuitivement en tant que chef d’orchestre, afin de leur expliquer, ce que je n’ai évidemment pas besoin de faire avec un orchestre professionnel. Mais cette prise de conscience est une bonne chose ; elle me fait grandir aussi.
Nous avons beaucoup plus de temps de répétition avec l’orchestre de jeunes qu’avec un orchestre professionnel. Les musiciens travaillent d’abord avec des coachs, par groupes d’instruments ; puis le chef d’orchestre adjoint prend le relais et travaille avec eux pendant quelques jours. Ils sont déjà bien préparés lorsque je commence à travailler avec eux, mais le processus est, de toute façon, plus long que d’habitude. Tout ce travail me demande davantage d’efforts, mais il m’apporte aussi beaucoup plus.
C’est difficile à dire, mais trouver une façon de jouer ensemble et de découvrir notre propre voix n’est certainement pas facile. Mais c’est le cas pour tous les orchestres, en particulier pour les nouveaux. Il ne faut pas oublier que l’OFJ est renouvelé chaque année et même si un certain pourcentage d’entre eux continue à jouer la deuxième année, tous les deux ans, l’orchestre est complètement renouvelé. Il est également important pour moi de donner confiance et soutien à ces jeunes, afin qu’ils puissent oublier leur jeune âge et trouver leur véritable expression artistique.
Nous en discutons avec Charlotte Ginot-Slacik, la directrice de l’orchestre. Nous avons des critères clairs quant à ce que nous voulons offrir à ces jeunes. Nous voulons qu’ils jouent de grands chefs-d’œuvre du répertoire symphonique classique. Les œuvres doivent être exigeantes tant sur le plan du contenu que sur le plan technique, mais elles doivent également être gratifiantes pour eux. Nous nous concentrons donc sur de véritables chefs-d’œuvre qui ont fait leurs preuves au fil du temps et sur des pièces qui offrent aux jeunes le plus d’opportunités d’apprentissage et les enseignements les plus précieux. L’orchestre joue également avec des solistes de renom international qui, bien sûr, proposent les œuvres qu’ils souhaitent interpréter.
De plus, il est très important d’avoir un compositeur de renommée internationale en résidence. Cette année, nous avons accueilli Yan Maresz, qui a passé beaucoup de temps avec les musiciens pour qu’ils puissent apprendre directement à la source. Cela a été une expérience magnifique et extrêmement enrichissante. Il est également important de ne pas jouer uniquement des œuvres nouvelles commandées, mais aussi de rejouer des pièces. C’est ainsi que nous soutenons l’idée de créer la tradition de jouer des chefs-d’œuvre contemporains, comme nous le faisons avec les anciens. L’année prochaine, notre compositeur en résidence sera l’Estonien Erkki-Sven Tüür, le deuxième compositeur estonien de renommée internationale après Arvo Pärt.
Oui, discuter et leur présenter l’ensemble du répertoire fait partie de notre travail. Nous organisons également des rencontres supplémentaires avec le compositeur, afin que les musiciens aient un aperçu plus large de la vie des compositeurs et puissent poser toutes les questions qui les intéressent. C’est magnifique de voir à quel point ces jeunes sont enthousiastes et possèdent déjà des connaissances remarquables.
Je suis celle qui doit faire passer le message de la musique. Je dois comprendre la musique et la communiquer à l’orchestre afin de la transmettre, avec l’orchestre, au public. C’est pourquoi l’essentiel de mon travail se fait avant que je rejoigne l’orchestre. Je passe de longs moments à étudier la partition et j’essaie de vraiment comprendre ce qu’elle contient. Je dois l’analyser d’un point de vue technique – la forme, l’harmonie, les phrases, l’instrumentation, etc. –, mais ce n’est qu’une condition préalable pour comprendre ce qu’elle dit entre les lignes.
La partition est l’alpha et l’oméga. Il est extrêmement important d’être fidèle à la partition et d’essayer vraiment de la comprendre sans laisser mon ego s’immiscer dans le processus. Très souvent, par exemple, même en ce qui concerne les tempi, les gens peuvent dire « Oh, pour moi, c’est trop lent, c’est ennuyeux » ou « J’ai telle ou telle impression ». Pour moi, mes propres impressions viennent en deuxième voire, en troisième position. J’essaie de me rapprocher autant que possible de ce que le compositeur veut dire dans la partition. Bien sûr, il faut aussi le ressentir ; on ne peut pas défendre ce qu’on ne ressent pas. Il y a donc beaucoup de travail intérieur à faire pour associer l’esprit et le cœur et trouver un bon équilibre.
Je pense que nous sommes tous plus ou moins concernés par ce sujet. Dans les pays baltes, je viens moi-même d’Estonie, la Russie est un traumatisme majeur en raison de l’histoire de l’occupation. La musique russe n’y est pratiquement plus jouée. La guerre en Ukraine a brutalement rouvert cette vieille blessure et je sais de première main d’où tout cela vient. La politique actuelle envers la Russie est nécessaire et les conséquences pour certaines personnes sont donc inévitables. Néanmoins, je ne crois pas à l’annulation générale ; la situation n’est jamais noire ou blanche et ceux qui condamnent ne sont pas nécessairement conscients de la situation complexe dans laquelle se trouvent les musiciens russes.
Quant à l’annulation de la musique russe : pour moi, la musique de Tchaïkovski, Rimski-Korsakov ou Rachmaninov représente des valeurs humaines profondes, belles et honnêtes, qui sont exactement à l’opposé de ce que représente la Russie de Poutine. Annuler ces compositeurs russes fait d’eux les prochaines victimes de Poutine, et nous ne devons pas permettre cela. Prenez Chostakovitch, qui a tant souffert sous le régime soviétique. Sa musique s’oppose totalement à Poutine, mais certaines personnes refusent de la jouer parce qu’il est russe.
Chostakovitch a toujours été l’un de mes compositeurs préférés. Je me souviens de la première fois où j’ai entendu sa musique – je crois que c’était sa Cinquième symphonie – elle m’a immédiatement touché. Si je devais décrire sa musique en un mot, je la qualifierais d’existentielle, et donc d’essentielle. Elle traite des sentiments les plus profonds de l’être humain. J’ai le sentiment qu’il aborde dans sa musique les thèmes les plus vitaux et qu’une grande partie de son œuvre reflète la vie dans la peur sous régime stalinien. Ses messages sont cachés, mais aussi très clairs. Il nous emmène parfois dans des zones très inconfortables. Écouter sa musique est de ce fait très confrontant et pas nécessairement facile. Par exemple, dans le dernier mouvement de la Cinquième symphonie, à la toute fin, il écrit un tempo très lent pour une musique extrêmement festive. Si vous suivez vraiment le métronome, cela devient presque insupportable, comme l’expérience du peuple russe sous Staline, qui était contraint de célébrer les triomphes avec le sourire, au péril de sa vie s’il ne parvenait pas à afficher la gaieté requise, et tout cela est intentionnel.
En effet, le deuxième mouvement est extrêmement intime et ce type d’écriture est aussi un aspect essentiel de sa musique. Ce mouvement particulier, par exemple, est l’amour pur traduit en musique d’une manière absolument exceptionnelle. Chostakovitch a écrit le deuxième concerto pour son fils Maxim, pour son 19e anniversaire et pour son diplôme du Conservatoire de Moscou. Son dévouement et son amour très personnels sont indéniablement audibles et, pour moi, c’est donc l’un des mouvements les plus émouvants qu’il ait jamais écrits. Je dois vraiment me ressaisir chaque fois que je le dirige. Dimitri Chostakovitch, l’arrière-petit-fils du compositeur, était dans le public lors de notre concert à Paris. Jouer le deuxième mouvement en présence du petit-fils de son fils, qui lui ressemble d’ailleurs beaucoup, a été un moment très spécial.
Passer du temps avec ma famille et mon enfant. J’ai un fils de deux ans et demi et je chéris chaque seconde que je passe avec lui. Nous vivons à Gand, mon compagnon est belge, mais ma famille est toujours en Estonie et nous essayons donc d’y aller autant que possible. À part cela, je suis nageuse et j’aime les vertus apaisantes de l’eau, même si depuis que j’ai mon fils, je n’ai presque plus le temps de nager. La méditation est également très importante pour mon équilibre intérieur.
Je suis actuellement à Oslo où je dirige La Flûte enchantée. En janvier, nous avons un autre projet avec l’OFJ, à savoir le concert de clôture de la Biennale du quatuor à cordes avec le Quatuor Ébène. Après cela, j’ai plusieurs projets intéressants qui m’attendent au Royaume-Uni, aux États-Unis, en France, en Allemagne, en Suisse, en Espagne, en Finlande, en Lettonie et en Estonie.
Visuel : © Kaupo Kikkas