PIFFF : retour sur quelques films marquants

Silencio d’Eduardo Casano :  le sida et ses métaphores

Avec Silencio, Eduardo Casanova poursuit une démarche d’auteur aussi clivante que nécessaire. Remontée en un moyen métrage de 55 minutes à partir de trois épisodes très courts, cette microsérie, produite avec l’ONG Apoyo Positivo, diffusée sur Movistar Plus+ et projetée notamment aux festivals de Sitges, Locarno et Mar de Plata, choisit d’aborder la pandémie du VIH par ce qui en constitue encore le noyau dur : le silence. Toutes les maladies ne produisent pas les mêmes récits et le VIH continue d’opérer par la honte, la culpabilité et l’invisibilisation, même à l’ère des antirétroviraux permettant d’y survivre physiquement. En reliant la peste noire médiévale à la « peste rose » du sida des années 1980, Casanova met au jour une constante historique : celle des maladies moralisées, reléguées à la marge, dont le véritable ennemi peut ne plus être le virus mais l’impossibilité de le nommer.

Contemporain de l’épidémie de VIH et des personnes séropositives, sans y être directement exposé car ne pouvant être infecté, le vampire devient alors l’incarnation même du silence social. Incarnées uniquement par des figures féminines aux traits creusés rappelant la lipoatrophie causée par les premiers antirétroviraux, les vampires de Casanova vivent cloîtrées, ostracisées et sont moins des prédatrices que des corps mis à l’écart. Mais le vampire, comme le malade, est également victime des idées reçues entretenant sa relégation à la périphérie. Chez Casanova, la vampire apprend à réaliser qu’elle ne brûle pas au soleil ou ne transmet pas sa condition par la morsure. En revanche, le crucifix la marque, rappelant justement le rôle de l’Eglise dans la fabrique morale du stigmate visant les personnes atteintes du sida et ayant défini le sida comme un châtiment divin destiné à éradiquer l’homosexualité. Ce dispositif symbolique autour de la figure du vampire trouve son aboutissement dans une double scène de révélation, se faisant un miroir délicat de l’expérience de la sérodiscordance cristallisant la peur du rejet, la vulnérabilité partagée, mais aussi la possibilité d’agir par la façon de s’aimer et de se soutenir. La morsure n’est alors plus contagion, mais geste d’appartenance à une famille choisie et le sang devient un lien qui circule plus qu’une menace.

Portée par une esthétique pop baroque, le grain du 16 mm, des tons pastel ou un humour surgissant par des anachronismes éhontés, Silencio refuse le pathos sans esquiver la violence. Excessive, parfois maladroite, mais profondément habitée, la série fonctionne comme un rappel politique limpide réactivant le slogan historique d’Act Up et rappelle que certaines œuvres, même minuscules ou imparfaites, ont un mérite immense par leur seule existence dans un paysage audiovisuel souvent frileux face aux démarches artistiques radicales et singulières.

Mārama de Taratoa Stappard : la vengeance des femmes maoris

Mārama, premier long métrage de Taratoa Stappard attendu dans les salles en France en 2026, suit Mary, jeune Maorie en quête de ses origines dans l’Angleterre victorienne. Ce retour chez le colonisateur s’affirmera autant comme geste de réappropriation culturelle que de réparation. Dans son propos, le film expose la violence d’un regard colonial qui réduit la culture maorie à un folklore exotique singé, fétichisé et tourné en dérision par la haute société britannique et allant jusqu’à rendre comique une haine exprimée selon ses propres codes. Par ses personnages archétypiques, Mārama dessine également un système à la brutalité beaucoup plus manifeste et profonde qui, génération après génération, s’exerça sur les corps autochtones (particulièrement féminins) par le viol, le féminicide et la dépossession. Dépeignant une vengeance individuelle faisant écho aux trajectoires collectives de l’histoire coloniale, Mārama adopte une esthétique gothique où, dans une ligne chère au folk-horror, le surnaturel devient voix des disparus et force mémorielle. Cette posture constitue sans doute l’apport le plus stimulant du film. Sur le plan formel, néanmoins, le film peine à convaincre pleinement. Le scénario oscille entre lisibilité fragile et linéarité simpliste et la mise en scène révèle par moments une certaine naïveté. Plus puissant par son intention que par son exécution, Mārama trouve son intérêt moins dans ses qualités cinématographiques que dans le geste politique qu’il pose. À ce titre, malgré ses limites, il reste un titre méritant le coup d’œil.

Appofeniacs de Chris Mars Piliero : Tarantino à l’heure du deepfake

Premier long métrage de Chris Mars Piliero, Appofeniacs s’empare des anxiétés technologiques contemporaines pour en tirer une fable macabre sur les dérives de la diffusion aveugle de deepfakes. Le film suit un jeune homme qui tire un plaisir manifeste à la destruction de la vie d’inconnus l’ayant contrarié, exploitant la porosité croissante entre réel et fabrication numérique. Le véritable ressort horrifique de ce geste réside moins dans l’acte lui-même que dans sa gratuité : la zizanie et le déferlement de violence qu’il provoque n’apportant rien d’autre à son auteur que la satisfaction froide de les avoir déclenchés.

Piliero assume une approche frontale et excessive. Le film multiplie les scènes gores, souvent très graphiques, qui font de la violence un spectacle à la fois choquant et volontairement pop. Cette déferlante visuelle, clairement référencée avec Tarantino en tête, témoigne d’une réelle inventivité dans la mise en scène, où l’outrance devient un mode d’expression revendiqué. Certaines séquences, portées par un humour noir assumé ou un comique de situation très réussi, se révèlent même franchement drôles. Sur le plan narratif, Appofeniacs peine cependant à maintenir une cohérence d’ensemble. Le scénario semble hésiter sur la manière de conclure son propre dispositif, et ne semble jamais véritablement prendre au sérieux ou vouloir lier logiquement entre elle les tensions qu’il met en place. Ces faiblesses structurelles n’annulent toutefois pas le plaisir de spectateur, tant le film mise avant tout sur l’énergie, la créativité et le goût du débordement. Appofeniacs fonctionne avant tout comme une bonne séance jubilatoire : un objet imparfait mais stimulant, surfant sur le malaise contemporain lié au brouillage du réel à l’ère de la démocratisation des technologies d’IA génératives.

Compétition internationale de courts-métrages

La sélection des courts métrages internationaux était cette année outrageusement dominée par les productions anglo-saxonnes. Parmi les huit propositions, quatre ont retenu notre attention.

Steak Dinner, lauréat du prix du jury court métrage, met en scène la tension croissante entre Casey et sa petite amie autour de leur désaccord quant au sort à réserver à une étrange créature à l’apparence d’un gigantesque escargot, rapportée par Casey. L’animal devient le catalyseur des conflits latents du couple, cristallisant jalousie et frustrations dans une mise en scène habilement construite, où le fantastique sert avant tout de révélateur émotionnel.

Spool, de Mike Manning, suit la discussion de deux sœurs vidant la maison de leur père atteint de déclin cognitif. L’une d’elles découvre alors un trou (presque) sans fond sous le parquet. Le fantastique, cantonné à une fonction avant tout symbolique et ornementale, soutient une réflexion délicate sur les trajectoires familiales, la persistance des liens et les traces subtiles laissées par les proches après leur disparition.

Masks, d’un Andre LeBlanc issu du monde des effets visuels (Love, Death & Robots, Terminator: Dark Fate) raconte la tentative désespérée de Tim pour sortir sa femme d’un état catatonique après la mort de leur fils, en lui faisant porter une série de masques. À mesure que ceux-ci semblent posséder celle qui les porte, le film reconstitue par le dialogue le fil horrifique des événements ayant mené à l’accident. Le court a reçu le prix Shadowz.

Enfin, The Man That I Wave At, de Ben Stephen Hisland, met en scène la crise existentielle d’un homme cherchant à comprendre pourquoi il salue machinalement un inconnu de son quartier. Malgré sa brièveté, le film propose une résolution sous la forme d’un twist peu original mais sympathique.

Le prix du public Œil d’or du court métrage international a quant à lui été attribué à Clown Song, de Brady Dowad. Essentiellement conçu comme un clip musical humoristique et parodique, le film amuse un peu, mais aurait davantage eu sa place sur l’internet des années 2010 qu’au premier plan d’une sélection de courts métrages par ailleurs de bonne tenue.